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Libération

«Error 451» : Autodafé du logis

par Edouard Launet
publié le 29 juin 2012 à 12h54
(mis à jour le 29 juin 2012 à 12h55)

La 404 fut un fameux modèle de chez Peugeot, c'est aujourd'hui le symbole d'une impasse : «Error 404 File Not Found» , répond Internet quand on lui demande d'afficher une page qui n'existe plus. Internet pourrait nous causer plus gentiment mais il n'a pas été conçu pour ça, ni comme ça. Des fois, il répond : «Error 403 Forbidden.» Cela veut dire que la page existe mais qu'il est interdit de la consulter. Interdit par qui ? Il arrive que ce soit par les pouvoirs publics. On peut parfois parler de censure. Le haut conseil de l'internetterie vient d'être saisi d'une proposition visant à rebaptiser «Error 451» ce type de refus d'accès. Les promoteurs de l'initiative entendent ainsi faire un clin d'œil amical à Ray Bradbury, décédé récemment , et à son Fahrenheit 451 , roman peignant un monde où posséder un livre -- et a fortiori le lire -- est un crime.

Cette proposition est triplement idiote. D'abord, Bradbury avait clairement fait savoir son peu d'enthousiasme pour le grand réseau, qualifié par lui de «vaste diversion» qui «n'a pas de sens, pas de forme» . Un peu avant les autres, l'écrivain avait compris qu'Internet allait nous faire perdre plus de temps qu'il ne nous en ferait gagner. Ce serait donc un contresens majeur que d'associer le nom d'une de ses œuvres à la nomenclature des erreurs du néant cybernétique.

Ensuite et surtout, Internet, en tant que vecteur du livre numérique, fait mieux que de rendre inéluctable la dystopie de Fahrenheit 451 : il nous amène à la désirer. On va en effet assister, dans les toutes prochaines années, à un autodafé monstrueux et librement consenti dont nous serons à la fois les victimes et les acteurs. Le numérique brûlera nos livres -- après avoir déjà fait disparaître nos lettres et nos albums photos -- et nous applaudirons puisque, rendez-vous compte, nous pourrons demain nicher 1000 romans dans les 150 grammes de notre smartphone. Nous serons plus légers, plus vifs, plus efficaces. Les livres auront été remplacés par des promesses de livres. La littérature sera partout. Et donc en réalité nulle part. Cet asservissement volontaire à la technologie est un phénomène vraiment étonnant.

On nous rétorquera : vos gémissements sont ceux des moines copistes voyant arriver l’imprimerie. Certes, les librairies ferment, et les bibliothèques vont connaître peu ou prou le même sort, mais le numérique c’est l’avenir, c’est plus simple, plus rapide, plus grand. D’ailleurs, quand un régime totalitaire voudra éliminer la lecture, il n’aura même plus à envoyer ses pompiers pyromanes : il lui suffira de couper le courant. L’époque supporterait mal de voir cramer des collines de livres arrosées de napalm. Cela ferait une épaisse fumée noire, la qualité de l’air en souffrirait, les flammes dessineraient d’affreuses grimaces sur les visages des gens attroupés autour des brasiers. La «révolution numérique» agira avec plus d’élégance.

Enfin, dernier argument qui vaut ce qu’il vaut : on n’a jamais vu de Peugeot 451.

Paru dans Libération du 28 juin 2012

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