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Libération

Espèces de zappettes

Comment le vilain boîtier pour flemmards s’est transformé en chef-d’œuvre du design.
par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 16 juillet 2007 à 11h42

On avoue, c’était nous. Oui, cher Renaud D., directeur adjoint de la rédaction du quotidien L., c’était nous. Souviens-toi ce soir de finale de Ligue des champions où tu tentais de suivre le match tout en écrivant un édito… Ce soir-là, la télé est devenue folle: changeant de chaîne toute seule, se mettant à hurler sans prévenir, s’éteignant brusquement. Eh bien c’était nous, rôdant l’air de rien autour de ton bureau, avec, au creux de la main, une minitélécommande permettant de contrôler toutes les télés, un gadget offert par Picsou magazine.

Ah le bel objet que voilà! Pas la télécommande pour ordinateur, vibromasseur, coussin péteur, chaîne hi-fi, Wii ou porte de garage, non: la bonne vieille télécommande de la télé. Celle dont les touches s’encrassent, celle qu’on perd et qu’on retrouve invariablement dans le réfrigérateur, celle qu’on pointe vers la télé et qui allume la chaîne hi-fi, celle sur laquelle le chat marche pile au moment où se dessine le visage du meurtrier, celle dont la génération spontanée envahit la table basse du salon.

C'est, juste devant la tirette à cornichons, l'invention du siècle dernier et aussi celle de ce siècle-là. Comment vivre sans? Vous imaginez-vous encore aller pêcher de vos gros doigts le petit oignon au fond du bocal? La télécommande, c'est pareil. Il faudra un jour mesurer le temps gagné à ne pas se lever du canapé. Gloire donc à la Lazy bones . Soit «flemmard»: c'était le nom de code de la toute première télécommande, développée en 1950 par le fabricant américain de téléviseurs Zenith Radio Corporation. L'idée en revient à Eugene F. McDonald Jr, fondateur de Zenith. Ce grand visionnaire était persuadé que les téléspectateurs n'allaient pas supporter longtemps la pub, et que d'ailleurs les télés financées par la réclame n'avaient aucun avenir. Il cherche alors un moyen de couper le sifflet à la pub: ce sera la Lazy bones . Las, le câble la reliant au téléviseur occasionne de nombreuses chutes. C'est ballot. Eugene F. McDonald Jr tape du poing sur la table: damned , qu'on coupe ce fil! Et c'est là qu'entre en scène feu Edouard Branly, oui, celui du quai et du musée.

Ce sont les travaux de ce physicien (1844-1940) sur les ondes électromagnétiques qui aboutirent (on vous épargne le processus, on n’a rien compris) chez Zenith, en 1955, à la toute première télécommande sans fil. Mise au point par Eugene Polley, elle porte le doux nom de Flashmatic. C’est un genre de lampe de poche en forme de pistolet d’arrosage qui envoie vers les capteurs installés sur le téléviseur un rayon de lumière permettant de l’éteindre, de changer de chaîne et de couper le son. Sauf que voilà, la Flashmatic déconne un peu: un rayon de soleil effleure-t-il les capteurs que, zap-zap-zap, le téléviseur devient tout fou et se met à changer de chaîne tout seul. En 1956, un autre ingénieur de chez Zenith, Robert Adler, invente la Space command. Son procédé –des sons de très haute fréquence envoyés au téléviseur– est cher, mais les fabricants de postes l’adoptent.

Quand Adler meurt début 2007, tout le monde l'enterre comme l'inventeur de la télécommande, et notre bon vieil Eugene Polley – «Zapper» pour ses amis– fait la tronche. Car la télécommande telle qu'on la connaît aujourd'hui, ce n'est plus du Adler, c'est du Polley pur sucre. De la Flash­matic subsiste aujourd'hui cette petite excroissance à la tête des télécommandes qui, selon la touche que presse l'utilisateur, envoie –désormais par infrarouges– un ordre différent: monte le son; lis le DVD; mets la radio; enregistre, banane! Voire quitte vite la chaîne porno, il y a maman qui déboule.

Toute noire et carrée dans les années 70-80, la télécommande s’est adoucie, arrondie dans les années 90 puis profilée dans les années 2000. Aujourd’hui, en attendant de futurs modèles (lire ci-contre), on peut verser dans la télécommande brindezingue: qui brille la nuit comme un vaisseau extraterrestre, en forme de bracelet, coulissante comme un téléphone portable. Ou, plus gaguesque encore, la «jumbo remote»: maousse avec ses 28 centimètres de long, 12 de large, impossible à perdre. Plus grosses encore, les «cushion controls» créés par deux designers: des coussins sur lesquels on appuie pour éteindre la télé, monter le son, changer de chaîne… Rigolo, mais à raison d’un coussin par bouton, et de vingt boutons par télécommande, c’est un coup à mourir étouffé.

Car la télécommande s'est démultipliée. Selon Art O'Gnimh, chef de produit télécommande chez le suisse Logitech, spécialiste du secteur, «en Europe, il y a plus de quatre télécommandes par salon» . D'où la foutue télécommande de la télé qu'on empoigne, alors que c'est l'autre qu'il faut, celle du décodeur, madre de dios ! Qu'à cela ne tienne: il y a la télécommande universelle. Totalement bidon à ses débuts, elle est aujourd'hui compliquée, mais au point. Il suffit de rechercher sur sa zappette –ou de charger sur Internet– la référence de ses équipements –chaîne hi-fi, lecteur de DVD, console de jeux, décodeur satellite, etc… Ensuite, à vous le grisant pouvoir du démiurge, contrôlant l'ensemble de ses installations d'un doigt. «C'est un objet de luxe, mais qui est en train de se démocratiser, indique Art O'Gnimh. Aux Etats-Unis, la télécommande universelle représente 20 % du marché.» Prix du joujou, doté d'un petit écran: entre une centaine d'euros et 1500 euros, pour les plus évolués. Parmi la crème de la crème: l'Harmony 1000 de Logitech (399 euros, gloups) qui permet de contrôler en plus son radiateur! Pas mal mais, explique Alban Amouroux, journaliste spécialisé (1), «la Philips Pronto TSU 9600, c'est le top: elle est entièrement personnalisable» . Allez, ne soyez pas mesquins, ne demandez pas le prix (1300 euros).

Problème: la télécommande est vilaine. «On fait de superbes téléviseurs, peste Art O'Gnimh, mais on ne pense pas à la télécommande. Alors que ce n'est pas un objet banal, on a un contact physique avec la télécommande qu'on n'a pas avec la télévision. C'est un objet qui est souvent posé sur la table basse du salon, ce doit être un objet de décoration.» Du coup, l'ami Art est très fier de ses bébés: couleur «piano black». «C'est un noir très très gloss, et nous appliquons une finition latex qui permet à la main de ne pas glisser. Et ça ne se salit pas.» Et là, une question vous brûle les lèvres: mais quelles peuvent donc bien être les tendances de la collection automne-hiver 2007 de la télécommande? La réponse tombe, brutale: «Il n'y a pas de mode, il y a juste des télécommandes qui font date.»

Bing, ça fait mal: surtout quand ça vient de spécialistes comme Olivier Lacour et Gilles Poplin, respectivement responsable design de la société NDS, qui fait dans le logiciel pour décodeur, et directeur de création pour l'agence de design WeAreAka. Ces deux-là font du design de télécommande pour décodeurs numériques genre CanalSat, et leur credo, c'est la simplicité: «Designer des télécommandes, c'est travailler sur la relation entre l'homme et la machine. La machine devrait être transparente et ne pas bloquer l'accès aux chaînes. Après tout, tout ce qu'on veut, c'est regarder la télé» , expliquent-ils. Pour eux, «travailler sur le design de la télécommande, c'est aussi travailler sur le décodeur, et sur l'interface graphique, c'est-à-dire le guide qui s'affiche à l'écran quand on allume son décodeur.» Pas de fanfreluches, de couleurs acidulées ou de formes bizarroïdes chez Lacour et Poplin, qui visent l'épure: «On ne devrait pas avoir à regarder la télécommande pour piloter. D'abord parce que souvent on est dans la pénombre, ensuite parce que regarder la télé c'est une attitude passive, et que taper sur des boutons ce n'est pas passif, donc pas télévisuel. La télécommande n'est pas dans une logique d'interactivité mais d'interpassivité.»

Pour atteindre la perfection, la «remote», comme disent Lacour et Poplin, doit s'effacer, se faire oublier. Et pour cela les deux compères ont déclaré la guerre aux boutons: «Nous travaillons sur deux télécommandes en ce moment, expliquent-ils , une avec seulement six boutons, et une autre qui n'a plus de bouton du tout.» Plus de bouton du tout: le graal du téléspectateur! «Elle fonctionne comme un track pad [surface sensible qui permet de diriger la souris avec le doigt sur un ordinateur portable, ndlr] : on fait l'action avec son doigt, elle tient dans la main et sous le pouce.» Au creux de la main, la télécommande diminue, fond, s'amenuise, elle devient caillou, grain, poussière. Enfin la télécommande idéale: rien.

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