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Libération

Et VOD la galère

par Sophian Fanen
publié le 7 novembre 2012 à 15h30
(mis à jour le 7 novembre 2012 à 20h15)

Et si on revoyait Drive , ce soir, ce chouette film où un cascadeur taiseux tabasse des gens dans les ascenseurs à la nuit tombée ? C'est simple, TF1 le propose à la location sur son service de vidéo à la demande (VOD). Quatre euros, nickel. Sauf que le film n'est disponible qu'en version française, et que l'ambiance Jacques Balutin casse un peu la noirceur californienne de l'histoire. Ne reste plus qu'à le télécharger, avec ses sous-titres, sur Pirate Bay. C'est illégal, mais ça marche.

Cette histoire vécue résume bien la situation dans laquelle reste engoncée la VOD en France en cette fin 2012, tandis que l’arrivée déjà annoncée de géants du genre (Amazon, voire Netflix) va transformer 2013 en année charnière dans le domaine. Et que les propositions de la mission sur le numérique confiée à Pierre Lescure sont également attendues pour le printemps prochain.

D’ici là, le spectateur-internaute est condamné à être déçu par l’offre légale. Certes, Canal+ a lancé, fin 2011, son offre sur abonnement Canalplay, tandis que l’iTunes Store d’Apple continue d’attirer les amateurs de séries. Le marché français est passé de 150 millions d’euros en 2010 à près de 250 millions début 2012. Mais le catalogue disponible plafonne à 9000 films, toutes plateformes confondues, selon le Syndicat de l’édition vidéo numérique (SEVN), le principal représentant du secteur. C’est peu, diront les internautes habitués des plateformes pirates. Et on vous passe l’absence de version originale ou de haute définition.

Numériser et diffuser

Quelles barrières empêchent donc toujours l'émergence d'une VOD officielle capable de rivaliser avec l'offre illégale ? «Il y a eu des réticences à l'allumage parce que les acteurs de la télévision et du cinéma ne voulaient pas mettre à disposition leurs films sur Internet, un réseau synonyme de piratage , résume Jean-Yves Mirski, le délégué général du SEVN. Aujourd'hui ces réticences sont levées, tout le monde sait qu'il faut y aller. Les blocages qui demeurent sont techniques et juridiques avant tout.»

«On a l'impression que la VOD, c'est juste prendre un film et le numériser pour le vendre , continue Jean-Yves Mirski. Mais, pour beaucoup d'œuvres, il faut un travail préalable de nettoyage et de remastérisation, voire de reformatage de l'image. Le but n'est pas de numériser pour dix ans, mais pour toujours : donc, il faut que ce soit bien fait. Aujourd'hui, on se heurte encore à ce goulot d'étranglement technique qui ne permet pas de lutter à égal avec les échanges illégaux» , qui se font souvent à partir d'un DVD.

Vient ensuite l'étape de la distribution, sur les diverses plateformes de VOD qui reste étonnamment coûteuse. «Il faut compter 900 euros pour la mise en ligne d'un film sur iTunes, qui est un peu la norme en ce moment , détaille Alexis de Rendinger, d'Under the Milky Way, l'un des principaux intermédiaires techniques dans le domaine. A quoi il faut rajouter 200 euros pour l'adapter aux autres plateformes, et encore quelques centaines d'euros pour ajouter des sous-titres en plusieurs langues.» Au final, il faut vendre un film «environ 400 fois» pour rentabiliser sa seule mise à disposition en VOD.

Renégocier les contrats

Autre frein à la mise en ligne des films datant d'avant le milieu des années 80 : «Leurs contrats ne permettent pas une exploitation sur Internet , selon François Pouget, avocat spécialisé dans la négociation et la gestion des droits de l'audiovisuel. La seule solution qui a été trouvée est de confier les droits des auteurs de ces œuvres [réalisateur, scénariste, etc., ndlr] à des sociétés de gestion collective, afin de leur apposer un vernis de licéité.» Ce qui permet de faire circuler les films, mais pas beaucoup plus légalement que sur Pirate Bay.

Dans le même domaine, les lobbies du Net demandent, depuis plusieurs années, la renégociation de la TVA sur la VOD, qui est de 19,6% [mise à jour: pour la fixer à 5,5% -- voir ci-dessous] . Le dossier est dans les mains de Pierre Lescure, déjà enseveli de patates chaudes.

Et en voilà une autre pour Lescure : la chronologie des médias, c'est-à-dire le cadre légal qui régule la diffusion d'un film depuis sa sortie en salles jusqu'à sa quinzième apparition sur la TNT. Plus personne n'en n'est réellement satisfait aujourd'hui, c'est le bazar et c'est très politique ( lire ci-contre ).

Défendre le financement du cinéma

La France a, en matière d’audiovisuel, créé un système plutôt efficace qui assure -- via la chronologie des médias -- le financement de la création par la chaîne des diffuseurs. D’où l’insistance du secteur pour intégrer à cette boucle toutes les plateformes de VOD et de sVOD (sur abonnement).

Aujourd’hui, la taxe sur les services de télévision (TST), payée par les fournisseurs d’accès, va déjà au cinéma, mais elle reste menacée par un veto de la Commission européenne. Les plateformes qui dépassent 10 millions d’euros de chiffre d’affaires sont également tenues d’en reverser environ 15%. C’est surtout le cas de Canal+, et d’Orange et de iTunes. Mais on sait aussi qu’Apple détourne beaucoup de ses revenus vers ses filiales européennes pour échapper à la fiscalité hexagonale.

Dans cette ambiance attentiste, le monde du cinéma rechigne aujourd'hui à nourrir les plateformes de VOD tant qu'elles ne mettront pas au pot pour «préserver la chance de produire 250 films par an en France» , dit Jean-Yves Mirski. «Les blocages sont les mêmes qu'à l'époque de la télévision qui allait tuer le cinéma selon certains. Finalement, elle est devenue essentielle dans son dynamisme» , évoque Florence Gastaud, déléguée générale de l'ARP, l' «association des réalisateurs qui se produisent eux-mêmes» .

Il faudra donc à court terme, là aussi, discuter avec les géants sans frontières du Web : Apple, Amazon, Google… Des entreprises qui sont encore emmenées par des ingénieurs, très loin des logiques artistiques qui préoccupent le monde du cinéma. Pour elles, peu importe le contenu, tant que le contenant est rentable. «La VOD ne doit pas profiter qu'aux blockbusters , avertit Régine Hatchondo, la directrice générale d'Unifrance, l'organisme chargé de la promotion du cinéma français dans le monde. Il ne faudrait pas qu'Internet nous précipite vers un système qui casserait le cercle vertueux que nous avons créé en France et valoriserait les œuvres qui marchent le mieux au profit de celles qui ont besoin de temps pour exister.»

Paru dans Libération du 6 novembre 2012

Erratum: Nous avons donné un mauvais taux de TVA pour le DVD, il est bien de 19,6% et non de 5,5%. Cela a été corrigé dans cette version en ligne.

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