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Libération

«Extra Ball» fait danser le flipper

par Marie Lechner
publié le 4 juin 2012 à 18h54

Evincé des cafés par Space Invader , Asteroid et autre Pac Man , à l'aube des années 80, le flipper s'est fait discret avec l'arrivée des premiers jeux d'arcade. Mais ce sont les consoles de salon qui sont venues quasi à bout de la «machine à boule» comme l'appellent les Québécois, ou à épingle ( pinball ) pour les Américains. Tout troquet digne de ce nom en avait un dans son arrière-salle. Les ventes de cet engin sont passées de 100000 par an dans les années 90 à 6000. Seule la société Stern, à Chicago, berceau du pinball , continue d'en produire, exploitant les grosses licences du cinéma hollywoodien ( Avatar , Transformers , etc.) ou le patrimoine musical avec leur dernier flipper dédié aux papys du hard rock, AC-DC.

Extra Ball , l'installation développée par la Cie Sound Track et présentée au festival de l'affiche de Chaumont (Haute-Marne) génère un tout autre genre de musique. Le flipper, placé sur une estrade, connecté à un écran géant, devient ici l'unité centrale d'une expérience immersive, une «machine à paysages» visuels et sonores, qui englobe le joueur et les spectateurs.

Extra Ball était une innovation du mythique fabriquant Gottlieb, en 1960 : lorsque le joueur perd sa bille après avoir remporté ce bonus, celle-ci est automatiquement remplacée. Le dispositif détourne les règles du flipper d'origine ainsi que les codes graphiques, tout en gardant sa structure. Difficile de reconnaître le Robo-War de Gottlieb et ses soucoupes sur pattes dans le motif graphique, élégant et abstrait, qui recouvre désormais le plateau. Disparus aussi les jingles kitsch. «C'est une famille qui avait ce flipper à domicile comme joujou pour les enfants. L'avantage, c'est qu'il n'a pas passé vingt-quatre ans dans les bistrots enfumés» , sourit Patricia Dallio, à l'origine du projet, en charge de la création musicale avec Uriel Bathélémi.

Photo Richard Pelletier

Le flipper a été totalement désossé et reconfiguré pour en faire un instrument audiovisuel. Le joueur, familier de l'engin, n'aura cependant aucun mal à le manipuler, la plupart des éléments ont été conservés : les targets (cibles), bumpers (les gros champignons lumineux qui repoussent la bille), élastiques, couloirs… «On peut toujours atteindre la rampe pour obtenir des multibilles, abattre les cibles pour déclencher une phase… Mais ici, le but n'est pas d'accumuler des points ou de battre un score» , tempère la compositrice qui a retiré la dimension compétitive au profit de l'expérience sensorielle.

L'objectif est néanmoins d'y passer le plus de temps possible afin d'explorer la richesse de l'instrument. Le jeu, structuré «comme un conte de fées» avec ses phases successives, invite à appuyer sur le bouton pour «jouer son destin» . Une fois la bille d'acier propulsée, sa trajectoire, les objets heurtés, mais aussi le comportement du joueur et son degré d'excitation (le flipper est doté de capteur de secousses) déclenchent le déploiement de nouveaux univers, générant des ambiances à chaque fois différentes, plus ou moins amples, mélodiques, angoissantes. Il arrive aussi que la machine devienne subitement toute molle, la musique élastique, et les batteurs lents, au point qu'ils deviennent difficiles à manipuler.

Dotée d'un comportement autonome, la machine réagit aux actions du joueur, lui joue parfois des tours, comme éteindre tous ses feux alors que la bille d'acier fonce dangereusement vers le trou. Facétieuse, elle peut aussi s'amuser à copier les combinaisons de gestes du joueur. «Le flipper propose une expérience immersive, assez proche du jeu vidéo et atteste d'un réel savoir faire de gameplay» , note l'artiste numérique Antoine Schmitt qui en a programmé les comportements. À la fin de chaque partie, le visage du joueur, aspiré par une webcam, est rediffusé sur le fronton et un oracle exprime sa prophétie. Des animations, des sons, des mots se dessinent -- «inquiétude» , «chute» , «foutu» , «désastre» … À charge pour le joueur d'interpréter les messages de cette étrange pythie.

Paru dans Libération du 4 juin 2012

Jusqu’au 3 juin, à l’usine Tisza à Chaumont

_ puis du 24 au 29 septembre au Festival Elektricity, à Reims.

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