Facebook : «Journal» d'un passage obligé

par Camille Gévaudan
publié le 1er février 2012 à 18h20
(mis à jour le 1er février 2012 à 23h59)

D'après un sondage de l'entreprise Sophos, spécialisée en sécurité informatique, seuls 9% des utilisateurs de Facebook apprécient la nouvelle interface des profils, surnommée «Journal» et lancée en décembre dernier . Parmi les 92% de réticents, la majorité se dit «inquiète» et une autre petite moitié se demande même «ce qu'elle fait encore sur Facebook» . Tant pis pour eux : depuis quand le réseau bleu s'intéresse-t-il à l'avis de ses 800 millions de membres ? Dans les prochaines semaines, le nouveau profil sera installé d'office chez tout le monde. Que ça plaise ou non.

L'idée maîtresse de ce Journal ( Timeline en anglais) est d'abandonner la présentation classique du mur Facebook, agencé comme un blog -- les éléments les plus récents sont visibles en haut de la page, et plus on la fait défiler vers le bas, plus on remonte le temps. Il est ainsi très fastidieux de retrouver les statuts et les «J'aime» postés il y a plusieurs mois ou plusieurs années, qui sombrent dans l'oubli.

Tout cela a été intégralement repensé. En mode Journal, la colonne de droite affiche une ligne chronologique remontant jusqu'à la naissance de l'internaute et permettant d'accéder directement aux différentes époques de sa vie. On redécouvre, en un seul clic, de poussiéreux statuts, photos et vidéos publiés l'année de son inscription à Facebook... Mieux encore : on peut injecter dans la timeline des «évènements marquants» antérieurs à notre inscription, et même antérieurs à la création de Facebook, en les anti-datant. Le 16 juillet 2004, j'ai eu mon bac (diplôme scanné à l'appui). Le 28 août 1997, mon chat est né (photo). En 1992, j'ai déménagé (information géolocalisée sur une carte de la région parisienne). Et ainsi de suite, jusqu'au premier biberon si on le souhaite.

Basculer son profil en mode Journal n'est donc pas un acte anodin. En une poignée de secondes, c'est toute une vie qui remonte à la surface de la Toile et s'expose indécemment aux yeux des curieux ayant accès au profil. Il va falloir assumer... ou faire le ménage. Facebook laisse 7 jours (maximum) à ses membres pour «examiner son contenu, mettre en avant ce qui vous plaît ou masquer ce qui vous plaît moins» avant que le Journal soit activé définitivement et publiquement.

Pour rentrer dans le détail des changements apportés et mieux vous préparer psychologiquement au pas que vous devrez vous aussi franchir, chers lecteurs en réseau, nous avons dû nous résigner à tester nous-mêmes le Journal. On a pris tout plein de captures d'écran pour garder une trace de comment-c'était-avant, puis on a cliqué, la mort dans l'âme, sur Obtenir le journal .

Ooooh !

On ne peut pas s'en empêcher. Malgré toutes les réticences qu'on avait a priori, la première réaction est celle de l'émerveillement. Le nouveau profil est beau. Il est moderne, carré, modulable, sobre, et enfin détaché de cette structure archi-classique à la mode des années 2000 où deux étroites colonnes encadraient l'espace central.

Désormais, la dynamique est horizontale. Les éléments s'agencent autour de cette fameuse frise chronologique comme des feuilles autour d'un haricot magique.

Mais trois minutes plus tard, on fait moins le malin. Les groupes débiles qu'on a liké en 2009 («Nouveau single d'Indochine : mieux vaut se mettre cette rondelle dans le cul») sont soudain à portée de curseur. Les photos des vacances à Madrid, du match de Jorkyball et de la soirée à Dédé, pourtant vieilles de 2 ou 3 ans, retrouvent une place royale sur la page d'accueil du profil. Pire encore : dans la section 2008, un grand bloc indique «En couple» alors que l'ancienne version du profil n'affichait absolument aucune information sur le statut de «relation» !

Ce qui n'était qu'un petit test, réalisé le jour de notre inscription à Facebook pour explorer les différentes fonctionnalités du réseau social, puis immédiatement effacé du mur, est donc réapparu comme par magie sur un trône virtuel large de 850 pixels. Preuve supplémentaire, si l'on en avait encore besoin, que l'étudiant autrichien Max Schrems a dit juste : toute information que l'on croit «supprimer» reste gravée dans les serveurs de Facebook, prête à ressortir pour les grandes occasions.

Heureusement, il est relativement facile de faire le tri dans le Journal : chaque bloc publié dans le Journal dispose d'un petit bouton orné d'un crayon pour le «modifier» ou le «retirer». Notons la subtile nuance, dans le menu déroulant, entre «Ne pas afficher dans le journal» et «Supprimer la publication» . La première option efface le bloc aux yeux de tous les internautes sauf le propriétaire du Journal, qui pourra le voir dans son «historique personnel» (privé). La seconde option supprime l'élément définitivement.

«Le Journal encourage un biais de mémoire»

Le ménage est si aisé qu'on en abuse rapidement. Beaucoup de vieux statuts et de liens partagés, qui ne déparaient pas quand ils étaient noyés dans le flux du «mur», paraissent soudain ridicules dans leur forme actuelle, ainsi mis en valeur dans un beau rectangle sur fond bleu. On se surprend alors à supprimer tout ce qui n'est pas mémorable ou essentiel, tout ce dont on n'est pas spécialement fier. À l'inverse, on clique sur le bouton avec une petite étoile pour agrandir les photos les plus belles ou celles qui nous mettent le plus en valeur. Le profil Facebook n'a jamais été plus éloigné de l'identité réelle -- même numérique -- de son propriétaire, contrairement à ce que plaît à répéter Mark Zuckerberg. Il n'est désormais qu'une vitrine ultra-léchée, hyper-contrôlée, ne reflétant que ce qu'on souhaite y mettre. On personnalise sa page, on la met en forme comme on le faisait à l'époque sur MySpace, comme on le fait dans d'autres circonstances sur un CV.

Le joli design nous pousse toutefois à tester d'autres fonctionnalités, à remplir ce musée personnel de tableaux qui claquent.

On commence par choisir sa «photo de couverture» , celle qui apparaîtra en format panoramique tout en haut de la page. Celle-ci est obligatoirement «publique» -- c'est-à-dire, dans la jargon, visible à tous les internautes du web planétaire, qu'ils soient vos amis ou pas, non seulement sur Facebook mais aussi sur les moteurs de recherche.

Puis on ajoute un « évènement marquant» , nouveau type de statut apparu avec le Journal, et qui s'affiche par défaut en pleine largeur dans la page.

«Nouveau tatouage» , «premier baiser» , «fiançailles» , «changement de croyance» religieuse, «perte d'un être cher» , «service militaire» , «nouveau colocataire» , «perte de poids» ... Facebook veut tout savoir. Y compris la date d'achat des lentilles de contact, l'adresse de la boutique et la personne qui nous accompagnait à ce moment-là.

Tous ces évènements qu'on nous propose d'insérer dans la chronologie de notre vie peuvent être anti-datés jusqu'au jour de notre naissance. Plus étrange, certains des éléments publiés sur l'ancien «mur» peuvent également être replacés sur le haricot magique à la date que l'on souhaite. C'est de la falsification pure et simple, mais c'est cohérent avec cette nouvelle manière d'envisager son profil, déconnectée de la réalité factuelle. Comme l'explique sur ReadWriteWeb le psychiatre Dr. Nadkarni, spécialiste des comportements virtuels sur Facebook, le Journal «encourage un biais de mémoire dit "de rétrospection"» , consistant à conformer un souvenir à l'idée que l'on s'en fait au moment de sa remémoration. Par exemple, «quand une personne poste des photos de son premier rendez-vous dans sa Timeline, elle peut en avoir un souvenir déformé et beaucoup plus heureux que ne l'était l'évènement dans la réalité.» Finalement, ce «Journal» n'est pas un journal intime retranscrivant la réalité telle que vécue : c'est un exercice de composition, écrivant l'histoire telle qu'on aurait voulu la voir.

Des contrôles de confidentialité améliorés

Il faut reconnaître, même si l'écrire nous écorche les doigts, que Facebook a daigné fournir quelques efforts en matière de confidentialité. Le contrôle est très fin : chaque bloc sur le Journal, chaque champ dans les informations personnelles dispose de son propre bouton de réglage pour choisir à quel public il sera visible -- de «Moi uniquement» à «Tout le monde» en passant par tous les intermédiaires que l'on souhaite.

Il est même possible -- miracle ! -- de restreindre la visibilité de l'intégralité de son Journal en une seule manipulation. L'option est dans les paramètres de confidentialité (flèche tout en haut à droite de l'écran) :

On est tout aussi impressionné par la nouvelle page intitulée «Historique personnel», qui récapitule pour le propriétaire du Journal -- et pour lui seul -- toutes les activités récentes liées à son profil. C'est un peu l'envers du décor du Journal : la liste est complète mais sobre, simple, rapidement parcourue. Et chaque ligne s'accompagne de petits pictogrammes reconnaissables d'un seul coup d'œil : un rond si l'élément est affiché dans le Journal, une étoile s'il est affiché en grand, un rond barré s'il est masqué, des bonhommes s'il est visible aux Amis seulement, une Terre s'il est public...

La dernière vague de «simplification» des options de confidentialité , truffée d'embrouilles cachées, en est presque pardonnée.

Un dernier conseil pour la route, car les dérapages feront encore plus tache sur un Journal qu'un vieux Wall : il est fortement recommandé de vérifier les identifications de vos amis (les «tags» de personnes sur les statuts et les photos) avant leur publication. Pour cela, faire un petit tour du côté des Paramètres de confidentialité et chercher cette ligne :

Dans la fenêtre qui s'ouvre, activer les deux premières options.

Un certain nombre d'applications sont déjà optimisées pour s'afficher dans le Journal. Spotify ou Deezer, par exemple, produisent des blocs Musique bien intégrés dans la timeline , décoré de pochettes d'albums et de boutons de lecture pour relancer les derniers morceaux écoutés. Il en sera de même pour de futures applications de lecture, de cuisine, de vidéo...

C'est d'une élégance folle, mais appréciable seulement après avoir franchi un certain cap psychologique. Il faut accepter de partager tout ce que l'on fait, automatiquement, tout le temps. En s'auto-persuadant que c'est intéressant.

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus