Facebook invente l’esthétique m’as-tu-lu

par Eric Loret
publié le 19 février 2010 à 12h36
(mis à jour le 19 février 2010 à 13h47)

Part en Polygamie (Arnaldinho Gaucho),

_ Est pour l'interdiction de la raclette suisse en Belgique (Patrick Lowie),

_ Trouve que Louis XIV était vraiment un bon président de la République (Frédéric Vignale)

_ Editions Biliki, «Lu sur Facebook», 64 pp., 5 € chaque.

C’est devenu chaque matin (puis chaque heure, chaque minute), la nouvelle angoisse de l’homme moderne socialement attardé : que poster comme «statut» Facebook ? L’homme moderne dans le coup sait, quant à lui, qu’il vaut mieux désormais «twitter». Mais, comme ce sont des statuts Facebook de trois auteurs que les éditions belges Biliki ont eu l’idée de rassembler, on assumera l’obsolescence du sujet.

Pour ceux qui auraient manqué le début, Facebook est un «réseau social» (c'est-à-dire une sorte de catalogue de VPC avec des gens dedans, mais sur Internet) où certains exhibent à la face de la terre les photos du petit dernier ou de leurs «délires entre potes» . En réalité, ces pauvres innocents ignorent que Facebook est un supermarché du capital social qui permet d'acquérir des gens qu'on connaît, qui sont connus, voire des inconnus au moyen d'un bouton marqué «Ajouter comme ami(e)» . Le but du jeu étant de remplir son panier d' «amis» et de montrer à quel point on est fun, intelligent, attentif aux mots d'ordre du Web et, en retour, apprécié par le reste de la terre (les gens vous demandent comme «ami» ).

Pour devenir populaire, il faut écrire des trucs magnifiques dans un rectangle appelé «statut» et temporairement rempli d'un engageant «Exprimez-vous» . Une fois bien exprimé, on reçoit sa récompense (ou sa vexation) sous forme de commentaires. A savoir : plein de commentaires, c'est qu'on est aimé, pas de commentaire, c'est trop la lose, on est virtuellement (donc désormais réellement) ostracisé. Comme l'écrit Frédéric Vignale : «J'ai trouvé plus ennuyeux que Derrick les statuts d'une de mes amies de Facebook» , ce qui le conduit parfois à être «tellement dégoûté par la nullité de ses derniers statuts qu'il a décidé de suicider son stylo» .

A ce point, le néophyte aura noté une erreur à ne pas commettre : les statuts ou commentaires Facebook affichent toujours d'abord en gras le nom de leur auteur, il faut donc parler de soi à la troisième personne et non se croire sur un vieux blog en fer-blanc. Ne dites pas «Frédéric Vignale Je connais un type tellement paresseux qu'il a refusé de naître.» Dites : «Patrick Lowie est en 'mangue' depuis plusieurs jours.» En plus, pour que ça marche, il faut en poster en permanence, pour prouver qu'on est génial en continu. Tous journalistes, tous écrivains. D'où l'angoisse de la case blanche, qui affecte le nouveau moi social plus profondément qu'une panne de bromazépam dans le sang.

Les trois premiers recueils de la collection «Lu sur Facebook» offrent un échantillon des différentes façons de briller en société par la littérature, assez comparables aux jeux des salons du XVIIe siècle. Patrick Lowie, écrivain et éditeur, utilise plutôt le réseau comme une tribune politique, regardant assez souvent vers l'Italie : «Le maire de Rome : Giovanni Alemanno, post-fasciste. Tout cela en Europe et personne ne réagit…» Parfois, il use de la narrativité propre aux statuts (c'est-à-dire qu'ils se suivent et peuvent renvoyer l'un à l'autre) pour critiquer en souriant : «a demandé audience au Pape et sera reçu le 9 janvier 2009» , annonce-t-il, puis au post suivant : «Waouwww ! j'ai été excommunié ! Benoît m'a enfin entendu ! On se revoit lundi pour les documents…» Le journaliste Frédéric Vignale se fait quant à lui une spécialité de la satire sociale, suivant l'actualité avec dérision : «a trouvé une solution pour ceux qui ont peur des piqûres : la vaccination en ligne contre la grippe A» .

L'un des piments essentiels du statut est le calembour ou du moins l'assonance : «il y a la nymphomane et l'iphoneman» (Lowie). A l'étage supérieur, le jeu d'idées (appelé poésie) remplace un mot attendu par un autre en faisant bifurquer le cliché vers de nouveaux objets de pensée. Arnaldinho Gaucho (si si) s'en révèle seul ici capable. Ainsi «Arnaldinho Gaucho a les yeux taser» ,«cherche le syndicat d'initiatives de sa vie» , «niera nulle part» ou bien est «un chien dans un jeu de filles» . Les statuts de cet auteur au pseudo footballistique règlent en outre la question de la virtualité sociable une fois pour toutes. Gaucho se présente comme une pure créature réseautante, assume et ridiculise sa fiction dès ses trois premiers coups : «jongle avec les fuseaux horaires, avec le temps. Il est l'heure qu'Arnaldinho veut, quand il le veut» , «inauguration de l'exposition 'Arnaldinho Gaucho, humilité et perfection' en mars 2010» et «vivement qu'on en finisse avec les fêtes, que je redevienne votre principal centre d'intérêt» .

Du narcissisme ironique ou réel que suscite l'usage intensif des réseaux sociaux, Gaucho tire en ricanant des maximes tantôt passives ( «La dépression c'est écrire le jour des statuts que tu écris la nuit» ) et tantôt surréalistement agressives : «S'arrache une jambe et te batte le front avec.» Sans oublier bien sûr le plaisir suprême de toute sociabilité, qui n'est pas l'amour-propre mais l'humiliation d'autrui, sur son lit de sadisme ludique : «Arnaldinho Gaucho va supprimer arbitrairement 5 amis, histoire de vous montrer que vous n'êtes pas plus grands que le concept.»

Paru dans Libération du 18/02/2010

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