Fais pas cette gueule, mon canard

par Anne-Claire Genthialon
publié le 24 juillet 2010 à 14h16

Lèvres plissées à l'extrême, joues creusées et yeux grands ouverts. Ça ? C'est la bouche en cul de poule, aussi appelée «duck face» : traduire «tronche de canard». La voilà la dernière pose-photo en vogue. Celle dont raffole les jeunes, surtout les filles, même si quelques garçons dans le vent commencent à s'y mettre. Pas un réseau social, ni un site de rencontres ou un blog qui ne soit envahi par ces vilains petits canards. Touché de plein fouet par cette épidémie qui se propage depuis deux ans, Internet contre-attaque. Ainsi est né le site américain Antiduckface.com qui recense la myriade de bouches en cul de poule du monde entier. En photo simple ou en diaporama, stars ou anonymes… Les bisous mimés s'étalent sur une centaine de pages. «Ça nous faisait rigoler entre copains : on trouvait vraiment que les filles avaient l'air stupides avec cette pose, raconte un des fondateurs du site. On était loin de s'imaginer que notre petit site débile allait avoir un tel succès !»

Le Web français n'est pas en reste. Sur Facebook.fr, pas moins de 396 groupes s'indignent contre cette mode. Chacun redoublant de moquerie dans son intitulé. En vrac : «Non la bouche en cul de poule ne rend pas sexy» rassemble 19 574 personnes. «Triste époque les filles se prennent pour des poissons» compte 19 664 membres. «Je trouve ça dommage , déplore Roxanne Hesry, fondatrice de l'un des groupes. Ça gâche les photos et les souvenirs. Une grimace de temps en temps, c'est marrant, mais la leur ne l'est même pas.»

Sur les commentaires, en anglais ou en français, une question revient en boucle : mais pourquoi diantre cet engouement pour l’étrange moue ? Les plus forcenés en sont convaincus : la pose les rend sexy et les ferait ressembler en somme aux stars bien lippues type Angelina Jolie ou Scarlett Johansson.

«C’est un moyen de mettre certains attributs en valeur, avance Philippine, 21 ans, adepte occasionnelle de la pose. Les lèvres sont plus pulpeuses, les pommettes sont marquées, le visage affiné et le regard plus expressif.»

Chelsea, 19 ans, repentie de la «duck face», estime que c'est surtout par facilité. «Je faisais ça quand je n'avais pas envie de faire un sourire forcé. Mais c'est aussi par mimétisme : j'avais pris exemple sur une copine.» Autant dire, que ce n'est sûrement pas la quête d'originalité qui est à l'origine de cette propagation.

«C'est exaspérant , se désespère Thierry, photographe professionnel, friand de poses plus spontanées. Pas une soirée ou une fête où les nanas, dès qu'elles se savent photographiées se mettent de trois quarts, bombent le torse et font la moue.»

Sur le site AntiDuckFace

Prendre tous la même pose sur les photos, ce n’est pas nouveau. Dès le XIXe siècle, c’est l’empereur Napoléon III, himself, qu’on imite sur les photos-cartes de visite. De trois quarts, près d’un rideau et debout. Puis ce sont les mises en scène et la lumière des studios qu’on cherche à reproduire. Par la suite, les poses stylées des magazines de mode et toutes celles ancrées dans l’inconscient collectif - le «V» de la victoire de Churchill, la jupe volante de Marylin, le signe peace and love, les postures gangsta - seront reprises sur les clichés amateurs. Internet a très logiquement accéléré ce mouvement de mimétisme.

Pour Dominique Cardon, sociologue au laboratoire Sense d'Orange Labs et spécialiste des réseaux sociaux internet, cette «duck face mania» est surtout le reflet d'un contrôle de soi de plus en plus poussé sur la Toile. «On appelle ce type de photo "la photo MySpace" car très répandue sur ce réseau social. On se photographie soi-même avec son portable généralement, bras en l'air en regardant bien l'objectif, détaille le chercheur. Celui qui se photographie contrôle tout puisqu'il voit son image en retour sur son écran. C'est à la fois le modèle et le premier spectateur. Il sculpte lui-même l'image qu'il donne aux autres.» Au final, l'effet «duck face» serait bien loin de celui recherché. «Selon une étude menée par un groupe de chercheurs américains sur les sites de rencontres, la photo Myspace attire plus de contacts mais ne provoque pas la conversation», explique Dominique Cardon. Autrement dit, on vient se rincer l'œil ou se moquer mais surtout pas rentrer en contact avec une «duckfaciste». Monde cruel.

Paru dans Libération du 23 juillet 2010.

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