Menu
Libération

«Faites entrer»… accusé

par Emilie Guédé
publié le 8 septembre 2010 à 8h34

Une «peine de mort sociale» pour les anciens criminels. C'est ce que dénonce l'association Ban Public , consacrée à la communication sur les prisons et l'incarcération, dans un récent texte dirigé contre Faites entrer l'accusé . L'émission phare des deuxièmes parties de soirée sur France 2 n'est pourtant pas la seule à traiter d'affaires judiciaires, loin de là : leur nombre a explosé sur le petit écran.

Ban Public appuie son réquisitoire sur l'expérience de Jean-Marc D. (le nom a été modifié). Ce détenu modèle, âgé d'une quarantaine d'années, a été condamné à la réclusion à perpétuité et a passé la moitié de sa vie derrière les barreaux. Pendant sa détention, le prisonnier reprend ses études, obtient son bac, poursuit jusqu'au doctorat et parvient même à décrocher un emploi. «Il n'est plus la brute d'il y a vingt et un ans. Aujourd'hui, c'est un homme différent» , plaide son avocat, Me Benoît David.

En 2009, Christophe Hondelatte consacre une émission à Jean-Marc D. et ses coaccusés. L'ancien criminel purge alors sa peine à Bapaume (Pas-de-Calais). En prison, les violences sont monnaie courante, le rappel des crimes, en particulier à caractère sexuel, ravive les tensions. «Dès le lendemain, il s'est pris des coups et a récolté des insultes» , raconte son défenseur.

Le programme remporte un vif succès dans l'univers carcéral. «Les détenus se classent entre eux et pointent du doigt ceux qui ont commis les actes les plus durs» , rappelle Stéphanie Djian, de l' Observatoire international des prisons (OIP). Cette réalité n'échappe pas au producteur de l'émission, Christian Gerin : «Je ne nie pas que ça soit un problème mais c'est à l'administration pénitentiaire de faire en sorte que la diffusion d'une émission ne puisse pas être préjudiciable à la sécurité d'un détenu.» Dans les petites structures, une prise en charge est possible car les surveillants connaissent bien les détenus. Pour des raisons évidentes, la prévention des risques est plus difficile dans les grands établissements.

Une nouvelle diffusion de l'émission, en août, ravive les craintes de Jean-Marc D. Appréhension supplémentaire : il vient tout juste de déposer une requête en relevé de période de sûreté, qui lui permettrait de bénéficier d'un aménagement de peine (notamment de permissions de sortie, et d'un régime de semi-liberté ou de liberté conditionnelle). «Mon client sera auditionné dans quatre ou cinq mois. L'être humain peut être influencé même si le juge doit rester impartial, et ce type d'émission peut orienter sa décision» , soutient son avocat. Le détenu tente d'interdire le programme en se fondant notamment sur le droit à l'image, à la vie privée et à l'oubli. Il saisit le président du tribunal de Paris en référé, une procédure d'urgence. Sa requête est rejetée le 16 août. Actuellement incarcéré à Melun, Jean-Marc D. n'est pas malmené cette fois-ci. Les prisonniers de cet établissement effectuent des courtes peines, ou sont en fin de détention. D'après Me Benoît David, les violences y sont très rares : les détenus ne veulent pas retarder leur libération.

L’affaire n’est pas isolée. En 2009, Bruno de Poncheville, aumônier à la maison d’arrêt de Saint-Malo, adresse une lettre au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et à Christophe Hondelatte pour dénoncer les conséquences du programme sur les protagonistes et leurs familles. Le prêtre fait référence à l’affaire du réseau pédophile d’Angers et mentionne également le sort d’une femme, incarcérée à la prison de Rennes. Dès le lendemain de la diffusion, elle a affronté les moqueries de ses codétenues, références directes aux «détails sordides» racontés sur le petit écran. Des persécutions dures à supporter en période de reconstruction.

L'OIP est régulièrement informé de situations semblables. L'association évoque le cas d'un homme en liberté conditionnelle, employé par une mairie. La population ignorait tout de son passé judiciaire. Après l'émission, les villageois ont fait pression pour obtenir son licenciement. La municipalité a cédé. «La réinsertion n'est pas possible avec une telle étiquette rappelant des faits qui se sont passés il y a une dizaine d'années et les conséquences sont souvent lourdes pour les familles» , martèle Stéphanie Djian.

Les anciens condamnés ne sont pas les seuls à dénoncer les éventuels effets pervers de l'émission. «Oubliez moi !» , implorait en janvier 2008, le «bagagiste de Roissy» dans une tribune publiée sur le site Rue 89 . Un numéro de Faites entrer l'accusé retraçait l'histoire de cet homme. Suspecté d'être impliqué dans des actes de terrorisme en 2002, il avait été blanchi. Comme Ban Public, il invoquait un droit à l'oubli. Mais «le droit à l'oubli n'existe pas, surtout à partir du moment où les faits ont été rendus publics» , souligne Christian Gerin. Le producteur l'assure : l'émission prend toutes les garanties possibles pour préserver l'anonymat des coupables en voie de réinsertion ou pour protéger leurs proches, quitte à annuler une diffusion. Le CSA a pourtant rappelé France 2 à l'ordre, en mars. Le gendarme du PAF a invité les producteurs et éditeurs à prendre «d'autres précautions […]afin de préserver les possibilités de réinsertion des personnes condamnées et améliorer leur sécurité ainsi que celle de leur famille.»

Paru dans Libération du 07/09/2010

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique