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Libération

Faut-il sortir de la zone Eurovision?

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 29 mai 2010 à 17h52

Les périodes troublées que traversent nos concitoyens exigent des décideurs (ouais, gros, c'est de nous qu'on parle) un devoir absolu de franchise. Sinon, ce sont nos enfants (les vôtres) qui, demain, paieront les pots fracassés aujourd'hui par notre inconsistance politique. Alors nous posons la question : faut-il sortir de la zone Eurovision ? C'est brutal mais à l'heure où, un à un, les pays européens mettent en place des politiques qui de rigueur, qui d'austérité, qui de pas d'argent, la tenue même du 55e Concours Eurovision de la chanson, diffusé ce samedi à 21 heures sur France 3, est remise en cause. En 2002, l'Estonie a dilapidé l'intégralité de son budget tourisme dans l'organisation. Cette année, il en coûtera 25 millions d'euros à l'hôte du concours, la Norvège. Et prenez Malte : 400 000 euros pour envoyer à l'Eurovision sa candidate (dont le costume est, il est vrai, doté de grandes ailes de toute beauté). Tout ça pour échouer en demi-finale. Autant dire qu'à Malte, l'âge de la retraite est d'office repoussé à 92 ans. Afin d'évaluer les risques d'explosion de la zone Eurovision, le directeur du Fonds monétaire international Dominique Strauss-Kahn a demandé à Libération de vérifier si rigueur et austérité sont au menu de l'édition 2010. On va pas se mentir, Domichou, y a encore du boulot. Allez, on s'y attelle sur fond de Te deum.

Les bons élèves

On en a connu, des Eurovision débordant de strass et dégueulant de la paillette sur de flamboyantes mises en scène d'un mauvais goût pharaonique. On a eu une Lady Gaga ukrainienne entourée de gladiateurs ; on a eu Dana International, un trans israélien, on a eu les fabuleux hard-rockeurs finlandais de Lordi, on a même eu, il y a quelques années, un groupe d'hôtesses de l'air slovènes option poil aux pattes. Mais cette année, c'est un vent d'austérité qui souffle sur le gros gâteau de l'Eurovision. Prenez Lena, comme par hasard la candidate d'Angela Merkel : une petite robe noire de rien du tout et une petite chanson de pas grand-chose, gentillette, sans fla-fla ni envolée dans les aigus. Ou le duo danois Chanée et Tomas. Les voilà dos-à-dos, séparés par une paroi translucide : quand l'un chante, l'autre fait des lapins en ombre chinoise avec ses doigts. Du coup, on guette le final façon Eurovision, celui où, après avoir hululé de langoureux «I wanna know, wanna know, wanna know» , ils crèveront ce mur de papier pour savoir, enfin. Eh ben non, rien. La rigueur, quoi.

Tout comme le candidat israélien. Si on omet les paroles un tantinet show off ( «Des larmes de sang me brûlent la gorge» ), Harel Skaat est sobre comme un lama (dont il a d'ailleurs pompé l'air de Je suis malade ). Ce brave Belge Tom Dice est à deux doigts, lui, de l'Eurovision faux-pas, tant il est simple et sans afféteries, réductible à sa chanson Me and my Guitar . Et ça paie, puisque les quatre mormons sus-cités affichent une très grosse cote.

Après, il y a la rigueur qui tient de la radinerie, tel ce Josh Dubovie pour lequel la Grande-Bretagne a tout juste consenti à recycler ce qui ressemble à une face B de Rick Astley datant de 1987. Enfin, il y a la France. D'accord, «Jessy Matador», ça ne fait ni austère ni sobre. D'accord, ni le couplet - «S'il suffit de rêver, fais bouger ton fessier» -, ni le refrain - «Allez, allez, allez… Allez, ola, olé» -, ni la choré toute en arrière-train chaloupé au rythme de ce zouk n'entrent tout à fait dans les critères d'une politique de rigueur tels que définis par le FMI et pourtant. Et pourtant, grâce à Jessy, la France est assurée de ne pas remporter l'Eurovision. Ça fera des économies de Michel Drucker en 2011. En plus, France Télévisions a choisi de faire d' Allez ola olé son hymne de la Coupe du monde. Trois-en-un, Jessy, si on lui demande gentiment, pourra aussi faire président de France Télévisions pour remplacer Patrick de Carolis.

Les mauvais élèves

Et puis, il y a les autres. Ceux qui se vautrent dans le lucre et nous creusent la dette, en étalant à l'Eurovision une indécence de moyens. Quand on voit la munificence déployée par l'Espagne, il n'est pas interdit de penser que la politique de rigueur annoncée là-bas, c'est de la flûte (ou plutôt du flûtiau, une des grosses tendances de cet Eurovision) : ils nous refont carrément Casse-Noisette sur scène. Dans le genre débauche malséante, on pointera aussi la Biélorussie et ses choristes ornées d'ailes de papillon (malin, car la chanson, c'est Butterflies, hein). Et la Turquie qui tente de fusionner electro, hard-rock et rap à grands coups de guitare Black & Decker, le tout battu comme plâtre par le dernier mec coiffé à l'iroquoise en Europe. Ah non, car il y a les Moldaves aussi où la crête, assortie du mulet dans le cou, est du dernier cri. Quant au cri, précisément, c'est «Juste va-t-en de mon esprit / Juste va-t-en de ma vie» (on a traduit l'anglais d'arrière-cuisine en français d'avant-garde).

En Serbie, visiblement, l'austérité, ils ne connaissent pas non plus. Voilà ce jeune gandin de Milan Stankovic qui, glissant des yeux de chatte en chaleur à la caméra, susurre : «Belgrade, Belgrade, je suis si vilain.» Car le bougre avec sa chanson This is the Balkans , tente de rallier la région à sa cause. Une vieille technique de l'Eurovision, où l'ancien bloc de l'Est continue d'afficher une solidarité toute soviétique. Mais c'est l'Azerbaïdjian, en tête chez les bookmakers, qui a tout accumulé : ex-coco, robe de la chanteuse incrustée d'ampoules LED, ballade d'un sucré à vous abattre un diabétique en trois minutes trente (l'autre grosse tendance 2010) et refrain eurovisionesque : «Drip-Drop» (remember Ding Dinge Dong, A Ba Ni Bi et autres Diggi-loo-diggi-ley ).

Et la Grèce, alors ? Pensez-vous que la Grèce aurait eu la correction d'envoyer un va-nu-pieds équipé d'un bouzouki éraflé ? Pouit : voilà rien moins que Giorgios Alkaios & Friends (c'est le nom du groupe) qui entame son sirtaki bûcheronisé en affichant sans vergogne le drapeau grec devenu pourtant les couleurs des indigents du PIB. Provocation encore : la chanson s'appelle OPA , oui, vous avez bien lu. Comme l'OPA de la misère que la Grèce a lancée sur l'Europe. D'accord, ça se prononce «whoopa» et ça veut dire «allez», mais il y a des coups d'austérité aux fesses qui se perdent.

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