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Libération

Filippetti vs Pflimlin, la chaîne du froid

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 14 décembre 2012 à 10h50

Fûûûû… Vous l'entendez, le vent qui souffle dans les bronches du président de France Télévisions ? C'était hier matin en direct sur RTL : la ministre de la Culture et de la Communication a inspiré un grand coup et fûûûû. Dans un rare recadrage d'une entreprise publique par son ministère, Aurélie Filippetti s'est payé Rémy Pflimlin dans les grandes largeurs. Fulminant, elle a balancé : «J'avoue que j'ai des interrogations sur la stratégie» de Pflimlin. Fumasse de voir France Télévisions tournebouler ses grilles sans être consultée, elle a publiquement convoqué Pflimlin : «J'ai demandé à le voir.» Furax enfin, elle a tempêté et exigé : «Je veux que France Télévisions nous présente un plan stratégique avec des missions de service public.» Ça faisait un moment que le gouvernement avait Pflimlin dans le pif, mais là, après plusieurs escarmouches, l'aigreur des relations entre Filippetti et le président de la télévision publique est désormais sur la table : partie de bourre-pif.

Bataille sur les docus

Mais quel forfait a pu donc commettre le débonnaire Pflimlin pour déclencher cette ire glaciale ? Principalement l'annonce, la semaine dernière , du dégommage généralisé des deuxièmes parties de soirées de France 3, remplacées par -- on est prié de ne pas se gondoler -- le Grand Soir 3 , rallongé d'une bonne demi-heure. Principales conséquences : le transfert de Frédéric Taddeï et son Ce soir (ou jamais !) sur France 2 à la place du Vous trouvez ça normal ?! de Bruce Toussaint, éjecté du jour au lendemain, mais surtout la disparition d'une case cinéma (le jeudi) et d'une case documentaire (le lundi). Et c'est la mort de cette dernière qui a mis Filippetti en pétard : «Le documentaire est […] une obligation et une mission du service public» , a-t-elle insisté sur RTL, pestant contre «les conséquences» de ces annonces qui n'ont «visiblement pas été anticipées» .

À France Télévisions, aucune réponse : présidence claquemurée, interlocuteurs muets comme des carpes. Sauf qu'entre-temps, selon nos informations, face à la levée de boucliers, France 3 a décidé de conserver la fameuse case docu, simplement repoussée après le Grand Soir 3 . Mais visiblement sans en informer la ministre… Trop tard, l'annonce de la suppression avait déjà mis les producteurs en pétard, le Syndicat des producteurs indépendants (SPI) évoquant des «attaques répétées contre la création» . Là, c'est le placide Pflimlin qui a pris vapeur et invité sèchement les producteurs à «dépasser leurs intérêts particuliers» . Et boum, retour de bâton, hier, signé Filippetti : «L'une des missions du service public, c'est de défendre les producteurs.»

Baston sur le camion

Mais la ministre a un autre cheval de bataille, ou plutôt un camion. Celui de Fred et Jamy de C'est pas sorcier qu'après dix-huit ans, la direction de France 3 a décidé de ranger des voitures, en juin prochain, en tout cas sous sa forme actuelle. «Annoncer que l'on fragilise une émission de qualité qui a fait ses preuves, ça ne me semble pas de bonne politique» , a balancé Filippetti sur RTL. Badaboum. Interrogé par Libération la semaine dernière, le directeur des programmes de la Trois, Thierry Langlois, évoquait «des décisions douloureuses» . C'est que les chaînes publiques rognent de toutes parts, France 3 demandant ainsi aux producteurs de C'est pas sorcier une ristourne de 20%, pour une émission diffusée le samedi matin, au coût jugé important au regard de son audience maigrichonne.

Guerre sur les régions

À la présidence de France Télévisions, en découvrant la dépêche AFP publiée le 3 décembre, «on est tombé de l'armoire.» Titre : «France 3 : le gouvernement étudie deux pistes d'évolution.» L'AFP relatait une rencontre entre une délégation syndicale de France 3 Sud-Ouest et le ministère de la Culture, où ce dernier expliquait étudier deux pistes d'évolution pour la Trois. L'une visant à développer l'information, l'autre à accroître les émissions régionales au détriment de l'antenne nationale. Tiens donc : voilà le ministère disant ouvertement que France Télévisions est gérée depuis la rue de Valois… Allô l'ORTF ?

Chicaya sur la scripted-reality

Hourra ! Elle n'a rien dit sur la «scripted-reality» ! Un dossier qui tient pourtant à cœur à Aurélie Filippetti. En octobre, elle avait expédié un joli scud à Rémy Pflimlin, estimant que cette forme de fiction low-cost, basée sur des faits divers et dont le pionnier est l'ineffable le Jour où tout a basculé sur France 2, n'a «pas [sa] place sur le service public» .

La semaine dernière, la Deux présentait une forme de capitulation : la suspension des commandes à son dealer de scripted-reality, Julien Courbet. Aaah… Oui, mais le genre continuera d'avoir sa place sur le service public puisque non seulement France 2 diffusera ses stocks du Jour où tout a basculé , mais, en plus, elle a commandé des pilotes de scripted-reality à d'autres producteurs. Oooh…

Bagarre sur le budget

C’est là, le 28 septembre, lors de la présentation du projet de loi de finances, que les hostilités ont été officiellement lancées, déclenchant la guérilla Filippetti-Pflimlin. Dans un budget de rigueur, les ressources de France Télévisions sont amputées de 85 millions d’euros, une coupe sombre inédite. Et particulièrement malvenue alors que la pub est en berne.

Au total, France Télévisions doit économiser 130 millions d'euros. Un plan social -- sans départs contraints -- est à l'étude, mais déjà le rabiotage a commencé et c'est sur les programmes qu'il porte : 30 millions d'euros à trouver à France 2 et 23 millions à France 3, hors information et sport. Raide. Même si, pour le PS Patrick Bloche, président de la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale «on n'est pas encore en 2013 : France Télévisions crie au feu avant qu'il y ait vraiment le feu» . D'autant qu'un amendement gouvernemental au budget, prévu pour être voté aujourd'hui, devrait augmenter la redevance à 131 euros et alléger la facture de 50 millions d'euros. Sauf, souligne Bloche, «si la polémique actuelle change les choses et que l'amendement est abandonné ou que les députés ne le votent pas» .

C’est qui le patron ?

Le coup de force de Filippetti contre Pflimlin a un drôle de parfum : celui, fustigé pendant cinq ans par le PS, de Nicolas Sarkozy ne cessant d'intervenir dans les affaires et les programmes de France Télévisions. L'UMP a d'ailleurs eu beau jeu, hier, de moquer Filippetti sur ce thème. Mais non, a tenté de convaincre la porte-parole du gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, estimant que la ministre a «le droit» et «le devoir» de «poser des questions et de demander des réponses» : «N'oubliez pas que les opérateurs de service public ont une tutelle qui est celle de l'Etat, qui leur fixe des priorités.» Lot de consolation pour Pflimlin : les syndicats de France Télévisions, qui le battaient froid, sont vent debout contre l'interventionnisme de Filippetti. Un nouveau mot d'ordre pour la grève unitaire, prévue mardi prochain, contre la «paupérisation» de France Télévisions.

Paru dans Libération du 13 décembre 2012

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