Critique

For ever Godard

Tsunami . Avec le très attendu «Film Socialisme», qu’il n’a pas présenté hier sur la Croisette, le cinéaste tire de son labo une de ses œuvres les plus abouties.
par Gérard Lefort
publié le 18 mai 2010 à 0h00

C'est une certitude que ne fait que confirmer la vision de Film Socialisme. Il y a des films français et il y a le cinéma de Jean-Luc Godard. Francophone au sens où il parle français, mais relevant d'une manière d'être si vagabonde qu'il en devient minoritaire dans sa propre langue. L'effet Kafka. Qui écrivait couramment en allemand parce que ce n'était pas sa langue maternelle. Et comme avec Kafka, si l'esprit est là, il n'est pas de sérieux. On rit souvent, énormément, comme à un vieux Laurel et Hardy, comme avec Keaton, l'homme qui ne rit jamais.

«Salauds sincères». Des images et des sons. C'est d'abord le corps qui encaisse. De ne devoir cet état à rien d'autre qu'au film lui-même ouvre une brèche par où fusent des idées. On se met à penser, à rêver de grands espaces, de grandes espérances. Des idées à partager, des rêves qui réunissent, des paysages où l'on pourrait camper, pique-niquer entre amis, face à la mer. Film Socialisme est une pièce détachée, usinée dans son labo par un Géo Trouvetou artisanal, farfelu et inspiré. Ou mieux : Docteur Jerry and Mister Love.

Mais détachée de quoi ? Certes, c'est le moindre des manières et maniérismes du cinéma courant. Mais on songe surtout au Bel Indifférent, courte pièce que Jean Cocteau écrivit pour Edith Piaf et que la chanteuse joua avec Paul Meurice. Dans une chambre d'hôtel, une femme s'adresse à un homme qui entre, s'allonge sur le lit, déplie son journal, s'informe, lit les nouvelles et ne répond pas. La langue la plus simple pour faire entendre la souffrance de l'abandon. On se dit que Godard est par moments comme Edith Piaf. Il nous parle, nous répète qu'il faut arrêter de lire les nouvelles, que même les bonnes sont toujours mauvaises et peut-être les pires («aujourd'hui, les salauds sont sincères»), bref, que ce monde aille à sa perte («c'est la seule politique», selon Duras). Mais il pourrait chanter qu'on ne lui répondrait pas, parce que plus personne ne veut entendre ça, admettre cette simplicité, cet ancien testament. Vieux chêne déraciné qui dérive en haute mer (un des plus beau plan du film).

Le sujet du film, c'est le cinéma : son triomphe suprême en même temps que son désastre. A cet égard, Film Socialisme est bien une élégie, un petit poème dont le motif est triste et tendre. Son titre ? Pavane pour une Europe défunte. «Je ne veux pas mourir sans avoir revu l'Europe heureuse.» C'est dit, comme de bien entendu. Mais alors, c'est aussi ça le sujet ? L'Europe comme utopie, aussi bien politique que morale, littéraire ou musicale ? Apparemment. Mais Godard joue à l'Europe et, partant, l'interprète.

Une croisière en Méditerranée, mare nostrum, la croisière s'amuse, à tourner en rond. Deux enfants sont élus en province, car il sont bien les seuls qui aient un programme. Six lieux d'histoires vraies, Egypte, Palestine, Odessa, Hellas, Napoli, Barcelona, plutôt éternel retour de l'Odyssée que guerre de Troie. Et cet idiot d'Ulysse, pas si rusé qu'il en a l'air puisqu'il préfère retourner à Itaque, à la famille, à bobonne, au pouvoir, à la baston des prétendants, que mourir d'amour dans les bras de Circé la magicienne.

Bien commun. Slow de chanteuses populaires (Barbara et Patti Smith), rock'n'roll de citations et de dictons, jerk de légendes et paraboles (des républicains espagnols à la toison de Jason, c'est l'or qui fait le lien), tango des personnalités invitées (Alain Badiou, Bernard Maris, Elias Sambar…), paso doble de personnes (père et fille, mère et fils), twist à la Cinémathèque, de Potemkine à une plage d'Agnès, duo de chats. Godard se sert de tout, emporte tout et fait tout valser. Rien que du familier. Rien qu'on ait déjà vu, lu, écouté ou simplement regardé pour peu qu'on ait ce qu'il faut d'oreille et de regard. Godard a besoin de ça, de ces évidences folkloriques et enfantines, de bien commun. Comme de répondre «à la mort de Louis XVI» s'il venait qu'on nous demande : «A quoi tu penses ?»

Sauf que, sur le territoire de ces lieux communs, il construit un nouveau chromatisme qui les transforme du dedans, crée des thèmes, développe en force une forme gorgée du dernier cri (de souffrance) des moyens modernes de la communication (fil à la patte des mal nommés portables qui, telle la drogue, nous fixent), autant dire un formidable nomadisme. Un nomade qui, comme tout nomade, ne se déplace pas (la non-venue de Godard à Cannes est à cet égard un vrai bonus du film), mais fredonne sur place sa ritournelle cosmique. Un enfant qui chante dans le noir. La chanson de l’âne et du lama.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus