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Libération

France 24 : le gros traquenard

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 23 septembre 2011 à 13h00
(mis à jour le 23 septembre 2011 à 16h42)

Elle était parfaite, la Mata-Hari. Idoine, l'espionne : Candice Marchal, 38 ans, responsable des coordinations à France 24, accusée d'avoir, pour le compte de Christine Ockrent, aspiré des milliers de données sensibles en piratant les serveurs informatiques de l'Audiovisuel extérieur de la France, l'AEF (qui chapeaute France 24 et RFI). Sauf que non. L'enquête de la Befti (Brigade d'enquêtes sur les fraudes aux technologies de l'information) à laquelle Libération a eu accès, établit que les serveurs informatiques de l'AEF ont été placés dans l'ordinateur de Candice Marchal… par le service informatique de l'AEF ! Mieux encore, le président de l'AEF Alain de Pouzilhac est au courant des faits depuis décembre dernier et s'est bien gardé d'en faire état.

Le mauvais thriller débute en septembre 2010 par la divulgation dans le Canard enchaîné d'un mail du directeur financier de l'AEF évoquant «l'impasse budgétaire» du groupe. La fuite fait faire des bonds de cabri à Alain de Pouzilhac qui exige le nom du responsable. Il a déjà sa petite idée : sa propre numéro 2 Christine Ockrent avec laquelle il bataille depuis l'été. Il lui reproche des dérives financières et a déjà éjecté une bonne partie de ses proches de l'AEF (1). Très vite, il apparaît que Candice Marchal s'est connectée depuis son domicile et son ordinateur professionnel aux serveurs de l'AEF, grâce un identifiant fourni par Thibault de Robert, un prestataire informatique. Elle y recherche ce qui peut la concerner, vu l'hécatombe en cours parmi les proches d'Ockrent. «Ce sont des éléments de la société, financiers ou de communication, auxquels j'avais accès de par mes fonctions» , affirmera-t-elle plus tard à Libération .

Début octobre 2010, l'AEF porte plainte contre X. Mais sans attendre l'instruction de la plainte et l'investigation de la police, Alain de Pouzilhac fait appel à Forensic & Legal Services, une société d'enquêtes tout juste fondée par Marc Daniel, issu des rangs de Kroll, une boîte de détectives privés dont certains ont été condamnés pour avoir fricoté avec la DST. Le 22 novembre, Marc Daniel se voit remettre une enveloppe, où sont inscrites les initiales «CM», qui contient un disque dur. C'est celui de l'ordinateur portable de Candice Marchal. Marc Daniel ne met pas longtemps à faire parler le MacBook Pro : il y découvre cinq serveurs baptisés «SRV-AEFMONDE», «SRV-AEFMONDE-FINANCE», «SRV-AEFMONDE-TRESORIER», etc. Il rend aussitôt son verdict à l'AEF : Marchal a eu accès à des milliers de documents souvent classés confidentiels, mails échangés entre directeurs, études, salaires, signature scannée d'Alain de Pouzilhac… soit 2,5 millions de fichiers, avance même l'officine, certains remontant à 2008. Autant dire un véritable système d'espionnage organisé au sein même de l'AEF. Aussitôt rendu à Pouzilhac, le rapport de Forensic & Legal Services se retrouve dans la presse et le lien est vite fait avec son ennemie jurée Christine Ockrent , dépeinte en Machiavel en jupons à la tête d'une machination diabolique. Mouillée jusqu'aux oreilles, honnie par la rédaction de France 24 et boycottée par l'encadrement , Ockrent s'accroche jusqu'en mai avant de démissionner . Pour Candice Marchal , ça ne traîne pas : le 24 novembre 2010, elle est mise à pied ; le 7 décembre, elle est virée pour faute grave. Dossier plié.

Sauf que pas tout à fait. Alors que la plainte de l’AEF est toujours en cours d’instruction (et aujourd’hui encore), Candice Marchal attaque à son tour, pour escroquerie, soupçonnant que son ordinateur a été bidouillé. En effet, à la demande de l’AEF, elle a rendu son portable le 8 novembre. Le 22, il se retrouve entre les pattes de Marc Daniel et il n’atterrira à la Befti que le 6 décembre.

Ce qui s'est passé entre-temps ? La Befti le découvre peu à peu en menant son enquête et en auditionnant les informaticiens qui travaillent pour l'AEF, et notamment Joseph H., celui qui réceptionne l'ordinateur de Candice Marchal le 8 novembre. «Peut-on dire que Mme Marchal a copié l'intégralité du serveur de l'AEF ?» , interroge l'enquêteur. «Non, on ne peut pas le dire» , répond Joseph H. Plus tard, l'enquêteur insiste : «La présence des dossiers [les serveurs de l'AEF, ndlr] sur le disque dur de l'ordinateur MacBook Pro de Candice Marchal n'est donc pas du fait de cette dernière ?» Et Joseph H. de lâcher le morceau : «Cela n'est pas du fait de Mme Marchal mais du mien, je le reconnais.» Conclusion de la police dans son rapport au procureur de la République de Nanterre : il s'agit d'une «manipulation hasardeuse qu'il (Joseph H.) n'avait pas détecté sur le moment.» Hasardeuse ? Impossible de croire qu'un informaticien ait pu se livrer à une telle opération, qui ne se fait pas en un claquement de doigt, sans l'annuler et sans même sans apercevoir. Malgré cette révélation, la Befti estime qu' «en l'absence d'intention coupable, le délit d'escroquerie ne semble pas constitué» . Un peu léger mais la police a été suivie par le parquet de Nanterre qui a classé la plainte de Candice Marchal sans suite.

Pourtant, même l'enquêteur privé Marc Daniel l'avait trouvé bizarre, ce disque dur. Le 21 décembre, entendu par la Befti (2), il indique : «Je n'interviens pas dans cette mission en qualité d'expert mais en qualité de sachant.» En clair, il n'est pas chargé d'expertiser à l'aveugle le disque dur, mais d'y trouver ce qu'on lui demande : des éléments à charge contre Candice Marchal. Et les données lui semblent étranges : «J'ai fait part […] à plusieurs reprises de mes doutes sur l'intégrité de ces données […] je n'ai pas eu de réponse» , déclare-t-il aux enquêteurs. Quand les policiers lui apprennent la «manipulation hasardeuse» de l'informaticien, Marc Daniel reconnaît : «Ces informations confirment mes doutes et il est évident qu'elles modifient totalement ma vision des données contenues sur le disque et en conséquence rendent caduc mon rapport.»

Mais il est déjà trop tard : le rapport a opportunément fuité dans la presse et donné le «la» de la version de l'AEF. A savoir : cornaquée par Christine Ockrent, Candice Marchal s'est livrée à une opération d'espionnage de grande envergure. Mais rien n'est fait pour rattraper le coup. Pourtant, dès le 21 décembre 2010, Alain de Pouzilhac est mis au courant des déclarations de Joseph H. à la police lors d'une réunion qui rassemble, outre le président de l'AEF, Franck Melloul, directeur de la stratégie, Véronique Katlama-Rouzet, directrice des affaires juridiques, l'enquêteur Marc Daniel et Joseph H. A la police, Véronique Katlama-Rouzet déclare qu'il s'agissait «de comprendre ce qui avait pu se passer quant à la présence des serveurs de l'AEF sur le disque dur» de Candice Marchal. Version de Marc Daniel à la Befti : la réunion «a porté sur les méthodologies de défense qui seront nécessaires à mettre en place en cas d'expertise judiciaire» . Donc, tout l'encadrement de l'AEF, à commencer par Alain de Pouzilhac, sait que la version servie à la presse a du plomb dans l'aile mais personne ne moufte. Une deuxième plainte est même déposée en mars par l'AEF pour, entre autres, vol de données.

Joint hier par Libération, Alain de Pouzilhac continue de ne pas voir le problème : «Et alors ?» , s'exclame-t-il. Il se dit en possession du rapport de la Befti suite, cette fois, à la plainte de l'AEF : «L'enquête conclut à un piratage de la part de Candice Marchal et de Thibault de Robert.» Et l'erreur de l'informaticien? «On l'a toujours dit» , répond la directrice juridique Véronique Katlama-Rouzet. Jamais publiquement, en tout cas. Et il y a une légère différence entre le piratage de 2,5 millions de fichiers assorti d'espionnage sur plusieurs années et ce que Candice Marchal a toujours reconnu : s'être introduit ponctuellement dans le serveur pour récupérer des documents la concernant.

Candice Marchal, elle, penche pour la manipulation : «Je pense que les serveurs de l'AEF ont été copiés sur mon disque dur à dessein, je n'ai été qu'un moyen d'atteindre Christine Ockrent.»

(1) Dont Vincent Giret aujourd’hui directeur délégué de la rédaction de «Libération.»

_ (2) Marc Daniel était entendu par la Befti suite à la plainte de l’AEF, audition utilisée par la suite la Befti dans le cadre de la plainte de Candice Marchal: il est mort d’une leucémie début 2011.

Paru dans Libération le vendredi 23 septembre 2011.

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