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Libération

France 3 rage à contre-courant

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 18 mai 2012 à 11h47

«Oui, cette direction est violente ; oui, cette direction est humiliante.» Haut perchée, claire, la voix du journaliste de France 3 rebondit dans l'Atrium où se tient l'assemblée générale, se heurte à la porte fermée du directeur de la rédaction Pascal Golomer, résonne d'étage en étage, monte jusqu'au bureau de Thierry Thuillier, le patron de l'info de France Télévisions, et glisse jusqu'à celui du président Rémy Pflimlin. Pas contents, les journalistes de la Trois. Encore, vous dira-t-on dans les hautes sphères du groupe. Certes mais, de mémoire d'observateurs d'AG de la rédaction nationale de France 3, dont l'un des sports favoris consiste à récompenser chacun de ses directeurs d'une motion de défiance, le ton n'a jamais été aussi grave. «Ce n'est plus un problème de ligne éditoriale , énonce Serge Cimino, du SNJ, c'est un problème de ligne humaine.» Plus tôt, la journaliste Pascale Justice a ri de son propre lapsus, confondant France Télévisions et France Télécom.

Car, si le référendum organisé par la Société des journalistes (SDJ) pointe une ligne éditoriale de la rédaction qui, à une écrasante majorité, «n'est pas conforme à sa mission de service public» , il révèle aussi une «souffrance au travail» pour 68% des salariés de la Trois. Un sentiment qui traverse d'ailleurs tout France Télévisions, bringuebalée depuis l'arrêt de la pub, la constitution de l'entreprise unique sous Carolis, son détricotage sous Pflimlin, les incertitudes quant au financement du groupe.

À France 3, le malaise se double d'audiences déclinantes sur fond d'une réforme qui, bien qu'à peine esquissée par Rémy Pflimlin, fait redouter un démantèlement de la chaîne publique. Surtout, la rédaction nationale se trouve toujours le cul entre deux JT : ceux de France 3 -- le 12/14 , le 19/20 , le Soir 3 -- et ceux de France 2. Depuis son arrivée à la direction de l'information de France Télévisions, Thierry Thuillier dit vouloir, explique-t-il à Libération , un «repositionnement éditorial : France 3, c'est la régionalisation et la proximité avec une offre nationale qui doit correspondre : les dix premières minutes, c'est l'actualité. Ensuite c'est la couleur France 3, l'économie proche des gens, l'éducation, le pouvoir d'achat, la société, l'éducation… Si ça, ça n'intéresse pas des journalistes, il faut changer de métier.» Traduction, hier, d'un journaliste lors de l'AG : «On fait du Jean-Pierre Pernaut.» Un autre tempête : «La conso, l'air du temps, le sujet sur les nouvelles formes de gâteau, ça ne m'intéresse pas.» Un troisième daube sur cette histoire de sanglier ravageant un salon de coiffure qui a fait l'ouverture d'un JT. Tous regrettent l'abus de faits divers, l'absence de sujets sport ou culture, le manque de longs reportages. En face, les rares cadres de la rédaction tentent de répondre, citant les éléments de langage transmis la veille par mail par Pascal Golomer ( «pour leur prouver, chiffres à l'appui, que tout notre travail aujourd'hui consiste à renforcer l'identité de nos journaux» , écrit le directeur de la rédaction). Une audience en hausse pour le 19/20 , 230 reportages de plus par rapport à 2011…

Et puis, il y a le «magasin de reportages» qui cristallise l'amertume. Il est prévu, qu'à terme, les journalistes de France 3 viennent chercher leur matos chez France 2, là où aujourd'hui chaque rédaction a son propre magasin. C'est l'autre axe de la réforme de Thuillier : la mutualisation des moyens de France 2 et France 3. Histoire, explique-t-il, de n'envoyer qu'une caméra publique plutôt que deux. Les «tournages communs» hérissent la Trois pour qui tout tourne à l'avantage de la Deux. «La complémentarité , grince Luc Lagun-Bouchet, de la CGT, c'est montrer des images sur la Trois qu'on ne voit pas sur la Deux, ce n'est pas faire à cheval ce que France 2 fait avec deux motos et un hélico.»

Toujours la vieille rivalité entre les deux chaînes publiques : «France 2 a un complexe de supériorité et France 3 un complexe d'infériorité» , juge Thuillier. Mais pour Antoine Chuzeville, délégué syndical SNJ passé par la rédaction nationale avant de rejoindre celle des sports, l'arrivée de Thuillier a aggravé le complexe d'infériorité de France 3. «Le poste de directeur commun n'est vraiment occupé que depuis que Thuillier est là , explique-t-il. L'impression c'est qu'il veut s'occuper de toute la famille, mais qu'il a un fils préféré.» Il y a «beaucoup d'affect» dans cette métaphore familiale, reconnaît le journaliste, mais la Trois en a gros sur le cœur : «Les décisions de Thuillier sont toujours en faveur de France 2» , dénonce Chuzeville.

Mais derrière cette synergie de moyens «à marche forcée» , selon Joy Banergee, journaliste et syndicaliste CGT qui y voit «la fin d'une rédaction indépendante» , tous redoutent une fusion des équipes de France 2 et France 3. Thuillier dément et affirme ne pas vouloir remettre en cause les éditions nationales de la Trois : «Le rendez-vous d'info national est absolument indispensable , martèle-t-il, c'est une question de statut.» Il admet que sa réforme «se heurte à l'incompréhension et l'hostilité» . Son style parfois bulldozer déplaît. Il se dit tout de même prêt à «clarifier le cap» .

Le directeur de l'info aura du mal à convaincre. Lors de l'AG, lourde, violente, agitée, Thuillier, pas invité à s'y exprimer, en prend pour son grade. Dans l'Atrium, les journalistes ont vidé leur sac. Patrice Machuret, président de la SDJ, en sort rassuré : «Ça prouve que la rédaction n'est pas morte.»

Paru dans Libération du 16 mai 2012

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