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Libération

France Télévisions sans deux sous dessus

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 6 décembre 2012 à 11h57

A France Télévisions, on a trouvé une expression pour décrire le phénomène : «La tectonique des grilles.» Alors non, il ne s'agit pas pour le président, Rémy Pflimlin, de se mettre du gel dans les cheveux pour danser comme un teubé, mais de l'étonnant mouvement observé d'une chaîne publique à l'autre : recouvertes par l'inexorable avancée du Soir 3 , les deuxièmes parties de soirée de France 3 s'affaissent une à une pour réapparaître en des endroits incongrus de la planète France Télévisions, qui sur la Trois mais à 20 h 50, qui le vendredi sur France 2. Et c'est ainsi que Frédéric Taddeï va se retrouver avec armes, bagages et Ce Soir (ou jamais !) sur la Deux, d'où il éjecte Bruce Toussaint et son Vous trouvez ça normal ?! , de toute façon mort-né. Tiens, c'est encore le souk sur la télé publique…

L'origine en est désormais connue : rudement touchée lors du budget (85 millions d'euros en moins, merci les socialos, auxquels s'ajoutent des recettes pubs en forte baisse), France Télévisions doit économiser 130 millions d'euros. Raide. En attendant de connaître la taille du plan de départs volontaires et les résultats des négos en cours avec le ministère de la Culture et de la Communication, on s'attaque aux programmes. Et voici la solution trouvée pour France 3 : couic les deuxièmes parties de soirée. A partir du 18 mars, le Soir 3 , ironiquement et provisoirement rebaptisé le Grand Soir 3 par les bolcheviques de France Télévisions, s'étalera sur une bonne heure.

En plus des éditions nationales et régionales habituelles, le JT s'allongera de débats et d'invités. «Une proposition ambitieuse qui s'adosse sur l'info, qui est la vraie force du service public» , soutient Thierry Langlois, directeur des programmes de France 3. Mais tchao la case documentaire du lundi après 23 heures et le second film du jeudi. L'Ombre d'un doute , le magazine historique du mercredi, aura droit, indique Langlois, à trois prime-times par an. La semaine des quatre jeudis ou presque. Le mag Pièces à conviction sera lui «directement intégré dans le Grand Soir 3 le lundi» , annonce Langlois. Au total, il doit parvenir à 23 millions d'euros d'économies sur la grille nationale de France 3. Alors il rogne partout, demandant notamment à l'équipe de C'est pas sorcier une ristourne de 20% : «On n'est que dans des décisions douloureuses» , soupire Thierry Langlois. Pour l'émission sous sa forme hebdo actuelle, les commandes s'arrêtent en juin 2013, après, fini.

Snif.

Le seul, au final, à bénéficier d'un petit avancement, c'est Frédéric Taddeï, tout bonnement transféré sur France 2 avec son émission Ce Soir (ou jamais !) dont ce ne sera après tout que le troisième avatar : quotidien lors de sa création en 2006, le talk-show culturel est devenu hebdo en 2011 en même temps qu'il virait un peu plus actu. Et là, drame : Taddeï prend la place du Vous trouvez ça normal ?! de Bruce Toussaint, qui ne trouve pas ça normal du tout. Ayant appris la nouvelle à Kaboul, d'où il présentait la matinale d'Europe 1, ce dernier a composé ce tweet saumâtre : «Pourquoi ne pas laisser + de temps à une émission du service public ? 2 mois c'est trop court.» Avant de s'épancher, un rien drama queen, au micro d'Europe 1: «J'ai survécu à l'Afghanistan mais pas à France 2. C'est dire le champ de mines qu'est le service public actuellement.»

Et c'est en cette zone sensible que nous nous sommes rendus hier à l'occasion d'une conférence de presse de France 2 qui tenait plus de la réunion de crise. Accrochés à la barre, les deux vieux loups de mer de la Deux, Jean Réveillon, le pacha, et Philippe Vilamitjana, son second. Oui, on abuse de la métaphore marine mais c'est Vilamitjana, ancien de Thalassa , qui a commencé : «L'équipage est prêt à affronter le gros temps, le vent s'est levé à France 2 et les voiles sont bien gonflées.» Wow. Et le mousse Bruce part à la baille, donc. «Le programme s'arrête, c'est la vie de la télé , philosophe Vilamitjana, pas tout à fait à l'aise. Si le contexte avait été différent, nous lui aurions laissé plus de temps ; le groupe est amené à prendre des décisions, nous sommes solidaires du groupe.» Traduction par Jean Réveillon : «Nous avons une attitude corporate vis-à-vis du groupe.» Et puis, balaye-t-il, «il était inconcevable de se priver de Frédéric Taddeï.»

Ce Soir (ou jamais !)

Ce Soir (ou jamais !) étant produite en interne, il y aura une petite économie, de l'ordre de 10%, avance Réveillon, au doigt mouillé. Car c'est aussi l'enjeu sur France 2 : là, pour les programmes (hors info et sport), il faut faire avec 30 millions d'euros en moins par rapport à 2012. Comment on fait ? «Stocks, multidiffusion et renégociation» , énonce Vilamitjana. Le stock, c'est celui de l'honnie scripted reality : France 2 suspend pour l'instant les commandes du Jour où tout a basculé à Julien Courbet pour ne plus diffuser que ce qu'elle a en magasin. En attendant que d'autres producteurs se mettent au genre, et ça tombe bien : la Deux a déjà deux pilotes sous le coude, l'un conçu par Telfrance ( Plus belle la vie ), l'autre par Effervescence ( Accusé Mendès France ), tous deux plus rompus à la fiction qu'à la cheap scripted reality . Coup double : on s'épargne de nouvelles gronderies de la ministre, Aurélie Filippetti, qui se pince le nez devant ce genre-là.

Le Jour où tout a basculé est même privé de redifs le samedi, remplacé par d'autres redifs, de la vaguement culturelle Grand Public et de la régressivo-campagnarde Parenthèse inattendue . Voilà pour les multidiffusions ; et les renégociations se pratiquent sur chaque contrat, promet la Deux.

Le Jour où tout a basculé

Économiser et, tant qu'on y est, faire rentrer de l'argent. C'est là le chantier de l'access-prime-time, entre 19 et 20 heures, où il faut «valoriser le plus possible le dernier écran publicitaire» avant le JT et l'interdiction de la réclame : bref, il faut du monde devant. La tranche va, début janvier, être découpée en deux : vingt-deux minutes du jeu Mot de passe , de Patrick Sabatier, et autant du karaoké de Nagui, N'oubliez pas les paroles . Et entre les deux, un nouvel écran de pub, accompagné désormais de la météo. L'idée étant de laisser aux téléspectateurs le moins de temps possible pour s'enfuir entre la fin de Nagui et le 20 heures. Et si Sabatier et Nagui ne font pas d'audience au bout de trois mois, dehors, gronde Vilamitjana : «Qui est menacé ? Personne et tout le monde.» Mais surtout pas Michel Drucker ni Patrick Sébastien, «les deux piliers de la chaîne» , selon Réveillon, qui verront leurs contrats renouvelés en 2013. On sourirait bien de bonheur, mais on a les lèvres gercées.

Paru dans Libération du 5 décembre 2012

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