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Libération

Gameloft se joue des salariés d'OI Games

L'entreprise de jeux vidéo sur téléphones portables est accusée par sa filiale du Cantal de délocaliser en douce.
par Erwan Cario et Sébastien Delahaye
publié le 15 novembre 2006 à 14h19
(mis à jour le 1er juillet 2007 à 14h28)

Depuis une semaine, les salariés de l'Odyssée Interactive, à Aurillac, n'ont plus accès à la plupart de leurs outils informatiques. Comment créer ces jeux vidéo pour téléphones portables dont leur entreprise s'est fait une spécialité? Comment croire encore à l'avenir de ce site quand plane une menace de délocalisation en Roumanie? La direction rassure. Mais elle a dit tout et son contraire ces derniers mois . Et d'Aurillac, les salariés commencent à mesurer la distance qui les sépare de leur maison mère à Paris.

Tout avait si bien commencé pour le petit studio du Cantal. En novembre 2004, l'Odyssée Interactive, qui édite notamment le site web Jeuxvideo.com, crée un studio d'adaptation de jeux vidéo pour téléphones portables. C'est Gameloft, son actionnaire à 80% et géant mondial du domaine, qui le lui demande. Le studio est basé à Aurillac. Il compte alors une poignée de personnes, mais grossit rapidement. Neuf mois plus tard, il y a déjà une vingtaine d'employés et une entreprise dédiée est créée: l'Odyssée Interactive Games (OI Games), toujours à Aurillac. Les effectifs continuent de croître, jusqu'à dépasser quarante personnes. Tous les recrutements se font en CDD de six mois, suivi d'un second de douze, avec promesse orale d'embauche en CDI. Pour rentabiliser ses locaux, l'entreprise met en place un système de roulement, avec une équipe du matin, qui commence à 6 h 30, et une de l'après-midi, qui termine à 21 heures. Les salariés changent d'horaire tous les quinze jours. Tout cela paie: en mars 2006, les développeurs reçoivent une prime de productivité. Trois mois plus tard, tous les salariés touchent une prime.

En juin 2006, nouveaux changements: Gameloft prend le contrôle d'OI Games à 100 %. La maison mère veut même renommer l'entreprise Gameloft Cantal, ce que reflètent les contrats signés à l'époque par les employés. Le 21 juillet, les salariés demandent par lettre recommandée à Gameloft des élections de délégués du personnel. Quelques jours après, Michel Guillemot, gérant de l'Odyssée Interactive Games et directeur général de Gameloft, adresse ses félicitations à l'équipe d'Aurillac. Dans le même temps, Gameloft annonce de très bons résultats (14,7 millions de bénéfice net au premier semestre). Et le 2 août, la direction annonce la venue d'un game designer parisien à Aurillac: son rôle sera de permettre à la société de créer des jeux originaux, et d'adapter des jeux existants (telles les grosses licences Prince of Persia ou Splinter Cell ). Les bonnes nouvelles s'arrêtent là.

Le game designer ne sera jamais muté à Aurillac. «Ils ont décidé de le garder à Paris , raconte un salarié, il a finalement démissionné.» Le 18 août, le directeur du studio, Alexis Dallemagne, annonce aux salariés la décision de Gameloft de fermer OI Games. Confirmation par courriel quatre jours plus tard. Motif: l'impossibilité de recruter un game designer à Aurillac... Pour de nombreux salariés, la coïncidence avec les élections de représentants du personnel est trop forte: Gameloft n'a plus que quelques jours pour répondre favorablement à leur tenue.

Début septembre, la direction change de position: finalement, le studio ne ferme plus. Mais les CDD, qui représentent les trois-quarts de la masse salariale, ne sont plus renouvelés. Et OI Games propose une prime d'un à deux mois de salaire à chaque employé acceptant de démissionner. La direction invoque la perte d'un contrat avec «un grand opérateur européen» , qui se trouve être Vodafone. «On essaie de nous faire croire qu'OI Games était directement dépendant d'un contrat avec Vodafone» , explique un salarié. «Pourtant, c'est bien Gameloft qui décide de confier les portages de jeux à tel ou tel studio, pas Vodafone.» La direction a entre-temps retiré aux employés 80% des téléphones portables qu'ils utilisent pour l'adaptation des jeux, rendant le travail difficile. Ces mobiles ont été récupérés par un responsable de Gameloft, qui les a ensuite redistribués à d'autres filiales. «Grâce à un outil interne, on a pu retrouver leur trace à Bucarest, chez Gameloft Roumanie, où ils servent pour des projets concernant Vodafone» , raconte un salarié. Ce qui ressemble fort à une délocalisation masquée. Gameloft nie: «Ces téléphones servent maintenant à de la veille marketing. Il est normal que nous les réutilisions s'ils n'avaient plus d'utilité à Aurillac.»

Le 18 septembre, deux délégués du personnel sont enfin élus. Selon la direction, «ces élections étaient prévues depuis mars» . Les semaines passent, les employés sont de moins en moins nombreux. Les téléphones restants à Aurillac sont difficiles voire impossibles à programmer pour certains jeux. L'équipe doit du coup annuler plusieurs projets. Le 2 novembre, pour protester contre ce qui ressemble de plus en plus à une fermeture masquée, 12 des 19 salariés restant organisent une journée de grève. Quelques jours plus tard, l'inspection du travail déclare les CDD «abusifs dans leur ensemble» . Car l'entreprise y a eu recours bien au-delà du «surcroît d'activité temporaire» . Plusieurs salariés saisissent alors les prud'hommes.

La direction a repoussé à début 2007 l'annonce de ses projets pour l'année à venir. «Mais on ne sera plus qu'une dizaine, avec six CDI et quatre CDD , explique un salarié. On voit mal comment l'entreprise pourrait survivre à si peu.» Grégory Murer, délégué du personnel, renchérit: «Quoi qu'on fasse, on est à peu près sûr que l'entreprise ne pourra continuer son activité et sera donc obligée de fermer.» Vendredi, le directeur financier de Gameloft, Alexandre de Rochefort, a fini par venir parler aux salariés d'OI Games. D'après lui, l'annonce de fermeture et les promesses de CDI étaient des «erreurs de communication locale» . Il promet la continuation de l'activité et «une nouvelle procédure de recrutement d'un game designer» pour 2007. Ce qui n'engage que ceux qui y croient.

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