Hadopi : champagne sablé, bilan sabré

par Camille Gévaudan
publié le 29 mars 2012 à 16h32
(mis à jour le 10 juin 2013 à 17h07)

N'est-ce pas à un rythme annuel que l'on fait traditionnellement le bilan d'une entreprise ou d'une institution? Pas quand on s'appelle Hadopi, manifestement. Après un premier rapport d'activité présenté en septembre dernier, la Haute autorité a cru nécessaire de publier un deuxième (petit) bilan pour faire le point « 1 an ½ après son lancement » .

Son activité n'a pourtant pas été intense au point qu'il faille la coucher sur papier sans attendre quelques mois supplémentaires. Outre les quelques dizaines de dossiers de pirates multirécidivistes transmis au Parquet , son agenda a surtout compté moult tables rondes avec les acteurs de la culture pour réfléchir à l'avenir de la création numérique. Mais voilà le drame : l'élection présidentielle débute dans moins d'un mois, et neuf candidats sur dix ont inscrit l'abrogation d'Hadopi dans leur programme. La Haute autorité est sérieusement menacée d'extinction. Ces 16 pages de PDF représentent donc, peut-être, sa dernière occasion de vanter les bienfaits de la riposte graduée...

Car l'Hadopi n'a que de merveilleuses nouvelles à annoncer: «Dix-sept mois se sont écoulés depuis l'envoi du premier mail de la réponse graduée. On constate de réels effets tant sur le téléchargement illégal en P2P que sur la situation et les perspectives des offres culturelles en ligne.» D'un côté, le volet répressif (ou «pédagogique», selon d'autres points de vue) a tellement bien fonctionné que les internautes français ont quasiment cessé de télécharger par peur du gendarme: «La comparaison entre les différentes sources disponibles met en évidence une nette tendance au recul du téléchargement illégal en P2P. Rien ne permet d'affirmer qu'il y a eu un report massif des usages vers les technologies de streaming ou de téléchargement direct.»

De l'autre côté, la mission de développement de l'offre légale est également une retentissante réussite: «la diversité des offres légales gagne en visibilité et certaines offres présentent de belles progressions» .

Ces conclusions tombent à pic pour le candidat Nicolas Sarkozy, qui s'est empressé de s'en féliciter sur son site de campagne (PDF) : «Grâce au succès de la "réponse graduée", qui se diffuse largement à l'étranger, la France dispose d'une crédibilité très forte pour aborder avec ses partenaires européens et internationaux les prochains enjeux de l'économie de la culture.» Le ministre de la Culture, persuadé qu'Hadopi a contribué au succès de The Artist aux Oscars 2012, n'aurait pas dit mieux. Pour Sarkozy, donc, les résultats d'Hadopi sont «remarquables» et son bilan «indiscutable» . Manque de bol, le Figaro.fr s'est justement mis en tête de le discuter, ce bilan.

«Les courbes du P2P et du streaming se sont en fait croisées»

«Tout est question de méthodologie» , rappelle ce remarquable article sur « le bilan contrasté de l'action de l'Hadopi ». Car l'Hadopi n'a pas réservé le même traitement à l'étude du partage en peer-to-peer (qui a indéniablement baissé en 2011) et celle du téléchargement direct et du streaming, sur lesquels de nombreux internautes ont peut-être reporté leurs usages. Le bilan s'étend longuement sur la baisse constatée du peer-to-peer, avec cinq graphiques détaillant l'audience des «sites proposant des liens vers des fichiers et applications P2P» , celle des quatre principaux «écosystèmes P2P» , la «mise à disposition des films les plus partagés» ... En face, les technologies concurrentes ne font l'objet que d'un seul schéma.

L'Hadopi constate qu' «un report important des usages sur les services de streaming et de téléchargement direct n'est pas démontré» , car ses différents chiffres s'équilibrent: en gros, l'audience des «sites d'hébergement de fichiers» tombe tandis que celle des «sites proposant des liens vers des fichiers» grimpe. Pour l'Hadopi, cette contradiction apparente peut «illustrer un certain équilibre dans les pratiques» . Le Figaro.fr émet de son côté une autre hypothèse: le streaming et le téléchargement direct sont bien en pleine période de croissance, mais l'échantillon de site choisi par l'Hadopi n'est pas suffisamment large pour le prouver. Le Figaro.fr dégaine alors un autre graphique concocté par ses soins, pour comptabiliser non seulement les cinq sites de l'Hadopi (MegaUpload, MegaVideo, Hotfile, Rapidshare, Mediafire), mais également «cinq autres sites majeurs d'hébergement de fichiers écartés de l'étude (FileSonic, FileServe, VideoBB, PureVID, MixtureVideo)» .

«Si l'on remonte un peu plus loin dans le temps» pour mieux apprécier la tendance générale, le résultat est clair et net: «On constate un engouement réel des Français pour le streaming illégal et le téléchargement direct.» Depuis l'envoi des premiers e-mails d'avertissement aux pirates, en octobre 2010, streaming et téléchargement direct ont connu «selon Médiamétrie une hausse de 29%. La croissance est même de 177% si l'on remonte à janvier 2009, en plein débat sur la loi Création et Internet au Parlement.»

La superposition de cette courbe à celle du peer-to-peer suggère assez clairement un report des usages : «Les courbes du P2P et du streaming se sont en fait croisées entre août et septembre 2010, un mois avant l'envoi des premiers mails d'avertissement de l'Hadopi. Ce qui laisserait penser que les Français se sont détournés du peer-to-peer pour le téléchargement direct et le streaming.»

De même, l'article dénonce une tromperie dans le graphique censé représenter la percée de l'offre légale: «l'Hadopi a choisi d'adopter une échelle logarithmique qui écrase les variations entre les sites et amplifie l'audience des petites plates-formes» . Le graphique redessiné avec une échelle linéaire, à voir sur l'article en question , fait mieux ressortir l'écrasante domination d'iTunes (fiscalement basé au Luxembourg) et Deezer sur les autres plateformes légales.

Tout comme le bilan de l'Hadopi est trompeur sur les effets de la riposte graduée, les conclusions tirées sur la mission de «promotion et développement de l'offre légale» de la Haute autorité sont hâtives et peu justifiées. Selon son document, le paysage français voit aujourd'hui «des offres culturelles qui gagnent en quantité et en qualité» . La multiplication des plateformes légales est certes indiscutable, et n'illustre qu'un développement naturel des supports numériques. Rien n'indique en revanche que lesdites plateformes aient gagné en qualité, ni, a fortiori, qu'Hadopi y soit pour quelque chose.

La Haute autorité se réjouit également que «la diversité des offres légales gagne en visibilité» . Toute la subtilité de la phrase est dans le mot «diversité» : on observe effectivement dans le joli camembert ci-dessous que l'Hadopi a labellisé non seulement des plateformes musicales, mais également des sites de VOD, de logiciels, de jeux vidéo, de photographies et de livres numériques. Certains sites sont payants, d'autres gratuits ; certains contenus sont à télécharger, d'autres à regarder ou écouter en ligne ; certains sont protégés par DRM, d'autres non. L'offre légale est diverse, c'est un fait. Mais cette diversité est-elle réellement plus visible qu'auparavant, simplement parce qu'elle fait l'objet d'une liste sur www.pur.fr ? Et si oui, en quoi est-ce une si bonne nouvelle ?

Les labels «PUR» attribués par l'Hadopi n'ont eu d'autre fonction visible, jusqu'à présent, que de nourrir le site Pur.fr pour prouver que l'action de l'Hadopi ne se limite pas à la surveillance généralisée des internautes. Pour que la belle médaille bleue décernée aux sites labellisés leur permette vraiment de lever le doute sur la légalité de leur catalogue et d'attirer de nouveaux publics, il aurait fallu qu'on repère la pastille en question au premier coup d'œil. Or, d'après nos observations, peu de sites assument avoir été «purifiés».

Sur les 46 plateformes labellisées, seules 8 arborent le logo PUR en haut de leur page d'accueil -- seul emplacement permettant d'identifier un site légal au premier regard. Ces plateformes qui revendiquent leur label sont ultra-confidentielles et cherchent peut-être à se faire connaître : Toomaï, Captai Download, Boonty, Ecompil... et l'obscur site autopromotionnel AVCVK , élu site-le-plus-moche-encore-en-ligne-en-2012 par la rédaction d'Ecrans.fr.

Treize sites ont choisi de positionner le logo PUR en bas de page, aux côté des mentions légales et d'autres logos de partenaires par exemple. C'est le cas d'Universal Music, mais surtout de Mioozic, Allomusic, Imineo et Quick partitions, peu connus eux aussi.

Plus intéressant, deux sites l'ont caché à mi-hauteur de la page d'accueil -- dont la Fnac --, ce qui est sans doute le meilleur moyen de s'assurer qu'on ne trouve pas le logo lorsqu'on le cherche.

Et enfin, 22 sites n'affichent pas du tout leur label, ce qui représente 48% de toutes les plateformes labellisées. On y trouve les stars de l'offre légale : iTunes, Amazon, Spotify, Jamendo, Arte, My Major Company... qui semblent assez sûrs de leur image et de leur propre capacité à trouver un public pour se passer d'un bagde siglé Hadopi. Être «PUR» serait-il honteux?

C'est en tout cas ce qu' avoue le site Altermusique , qui a demandé sa labellisation mais arbore la mention «Sûrement pas PURe» sur sa page d'accueil. «Altermusique.org s'est porté candidat en mai 2011» , racontent ses responsables. À cette époque, le label de l'Hadopi ne s'appeleait pas encore «PUR». «Nous pensions que participer à la seule initiative positive et non culpabilisante était la manière intelligente de faire avancer les choses.» Mais «lorsque nous avons découvert, un mois après l'envoi de notre candidature, quelle était l'orientation prise par la Hadopi avec la campagne PUR, nous avons très vite déchanté. Cette campagne, basée principalement sur l'infantilisation et la culpabilisation du public, était très éloignée de notre vision des relations entre public et créateurs. [...] Dans ces conditions nous ne renouvellerons pas notre candidature (valable un an) à son expiration.»

Combien de plateformes ont, comme Altermusique, découvert l'affligeante campagne PUR quand il était déjà trop tard pour annuler leur candidature ? Combien ont choisi de ne pas afficher le logo en raison de son nom, maladroitement connoté, ou pour ne pas sembler cautionner les publicités d'«Emma Leprince» et sa bande, qui ont tourné en boucle durant quelques mois ?

Tout ce que ces observations minutieuses nous permettent finalement de conclure, c'est qu'on ignore tout de la réelle influence d'Hadopi sur les pratiques de piratage françaises et le développement des offres légales. Pas de quoi s'en vanter.

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