Roland C. Wagner est auteur de science-fiction ( lire son blog ). Il est à l'initiative de l'appel du milieu de la science-fiction contre la loi Création et Internet, «Qui contrôlera le futur?», publié sur le blog Génération Science-Fiction . Il a accepté de répondre à nos questions.
Comment avez-vous eu l'idée de fédérer le petit monde de la science-fiction autour de ce texte ?
_ En voyant un certain «Paul Atreides» dans la fameuse «pétition des 10 000» de la Sacem. J'ai cru comprendre depuis qu'il s'agissait vraiment du pseudonyme d'un artiste, mais je l'ignorais sur le moment, et j'ai alors ressenti une violente impression de récupération et d'instrumentalisation d'un personnage d'un roman de science-fiction au profit d'une «cause» très similaire à ce que nombre d'auteurs de SF ont fort souvent dénoncé. J'en ai parlé avec Sylvie Denis, et de notre discussion est née l'idée d'affirmer à l'aide d'un texte l'expression de la subjectivité collective du milieu de la science-fiction. Nous avons donc lancé un appel sur le forum d' ActuSF , ainsi que par courriel, appel qui a amené un peu plus de quarante pré-signataires, dont une trentaine d'écrivains, parmi lesquels une dizaine ont donné un coup de main pour la rédaction du texte. À la base, celui-ci a donc été soutenu et porté par des professionnels de la science-fiction et constituait une affirmation de notre opinion commune plutôt qu'une pétition. Et il était surtout adressé à nos lecteurs, pour les alerter — si ce n'était déjà fait — au sujet de la bien mal nommée loi Création et Internet. J'avoue que je n'ai pensé à aucun moment que nous serions cités lors des questions au gouvernement et que Patrick Bloche, que je tiens à saluer ici pour son courage, prononcerait le mot «science-fiction» devant l'Assemblée nationale.
Quand on lit votre texte, la prise de position de la SF contre Hadopi semble naturelle, presque évidente. Elle n'arrive cependant qu'à la veille de la deuxième lecture à l'Assemblée. Pourquoi aussi tard ?
_ Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, les écrivains de science-fiction ne sont pas très portés sur l'action collective et, sauf exception, signent rarement des pétitions. Ensuite, et je l'avoue à ma grande honte, je pensais que la loi Création et Internet passerait sans problème, comme pas mal d'autres loi qu'on nous a fait avaler depuis quelques années. Enfin, pour citer un philosophe très apprécié par certains de mes collègues, «il m'est odieux de suivre autant que de guider» . Je veux dire par là que je ne suis pas du genre à lancer ce genre d'initiative. Pour être franc, c'est même la première fois que je le fais — et, si je l'ai fait, c'est parce que j'ai pensé qu'il le fallait. Que c'était mon devoir de citoyen et d'écrivain de science-fiction.
Je précise qu'à titre personnel, cela fait longtemps que j'ai pris position. Je suis le dossier depuis plus de trois ans, très exactement depuis que l'amendement instituant la licence globale a été supprimé de la loi DADVSI. À ce moment-là, je me suis dit qu'une grave dérive avait commencé. Mais la question est si complexe qu'il m'a fallu du temps pour prendre la mesure du problème. J'ai discuté avec énormément de gens, notamment dans le monde de la culture libre, lu le Code de la Propriété intellectuelle, étudié les différentes versions du projet de loi issu des accords de l'Élysée, confronté ce que je découvrais avec d'autres écrivains... Enfin, bon, j'ai fait mon travail d'auteur de science-fiction : m'informer sur le présent et réfléchir à l'avenir.
Beaucoup d'artistes aujourd'hui prennent position en faveur d'Hadopi. Comprenez-vous leur position ?
_ Je comprends qu'ils ont peur. Peur de perdre leurs revenus, peur d'être pillés, peur qu'on ne respecte pas leurs créations. Oui, cette peur, je peux la comprendre, même si je ne la ressens pas. Je peux la comprendre parce que c'est toujours déstabilisant, voire effrayant de se retrouver face à des changements rapides et importants qui vous dépassent.
S'agit-il d'une version particulière, ou corporatiste, de la bonne vieille peur de l'avenir qui empoisonne l'esprit humain et qui a fait accomplir tant de conneries à notre espèce? Sans doute. Mais il me semble que, dans le cas qui nous préoccupe, ce sentiment est alimenté par les entreprises qui constituent l'interface des artistes avec le public. Il est également alimenté par le gouvernement actuel, et notamment madame la ministre de la Culture. Comme dans le cas de l'insécurité, nos dirigeants jouent sur la peur, sur un sentiment viscéral qui n'a rien à voir avec la logique ou la raison.
À tous ces artistes anxieux, effrayés et apeurés, à tous ces artistes terrifiés par les nouvelles possibilités offertes par la technologie, je voudrais dire une chose, et une seule : réfléchissez. Réfléchissez aux conséquences sur la société de cette loi que vous soutenez. Réfléchissez à l'erreur fondamentale que vous êtes en train de commettre. Non seulement vous vous coupez de votre public, de ceux qui vous aiment et parfois vous admirent, mais vous soutenez une loi qu'en d'autres circonstances vous n'auriez pas hésité à dénoncer. Oubliez votre peur et réfléchissez. Car c'est votre propre tombe que vous êtes en train de creuser.
En tant qu'auteur, éditeur ou traducteur, ou autre, vous êtes directement concernés par la problématique du droit d'auteur. A votre avis, c'est un système qui doit aujourd'hui évoluer ?
_ À mon sens, l'évolution est déjà en cours. Je pense notamment aux licences de libre diffusion, qui permettent de préciser sans ambiguïté ce que chacun a le droit de faire avec une œuvre donnée. Ainsi, j'ai choisi de mettre un certain nombre de mes textes en ligne sous licence Creative Commons by-nc-nd. Chacun est libre de les reproduire à condition de respecter les conditions suivantes : citer le nom de l'auteur, pas d'usage commercial, pas de modification. L'exemple de Cory Doctorow montre qu'une licence CC ne constitue pas un handicap pour une œuvre… et j'ajouterai bien au contraire : que mon roman Poupée aux yeux morts , actuellement épuisé, soit disponible depuis un moment en téléchargement gratuit n'a pas empêché la maison d'édition Les Moutons électriques de choisir de le rééditer à la fin de cette année. De même, Nine Inch Nails n'a pas hésité à mettre son dernier album sous une licence libre, et les ventes physiques ont été excellentes. Parce que le public n'est pas composé d'une horde de «pirates» irresponsables qui refusent absolument de verser le moindre centime aux artistes dont ils apprécient les œuvres.
De nouveau, je dirai qu'il ne faut pas avoir peur. Ni des évolutions des technologies, ni des nouvelles possibilités d'échange et de partage qu'elles offrent, ni de l'avenir dans son ensemble. Il faut au contraire aller de l'avant, se poser des questions, ne pas hésiter à se remettre en question. Et il faut penser global. Internet est le plus formidable outil de communication et d'échange culturel jamais inventé par l'espèce humaine. Et c'est un outil mondial, aux potentialités immenses.
La plus grande richesse de notre espèce, c'est sa culture. Le droit d'auteur a été inventé pour ceux qui créent cette culture, c'est pourquoi il faut le défendre. Or une loi comme Hadopi constitue un obstacle mental à la recherche de solutions innovantes pour la rémunération des créateurs.
La loi Hadopi, est-ce un bon point de départ pour un scénario d'anticipation ?
_ Tout à fait, on pourrait écrire d'excellentes dystopies en extrapolant à peine ses conséquences sur notre société, comme par exemple la disparition de la notion la vie privée, ou du simple droit de prêter une œuvre pour la faire découvrir. Cela dit, le roman sur lequel je travaille en ce moment — qui traitera, entre autres choses, de la question du partage de la culture et de celle du filtrage et de la surveillance des réseaux — ne sera ni dystopique, ni a contrario utopique.
S'il est quelque chose que la science-fiction m'a appris, c'est que cela ne sert à rien de craindre l'avenir, et si j'avais un conseil à donner à ceux qui nous gouvernent, ce serait de lire de la science-fiction. Car la science-fiction, en nous montrant des avenirs auxquels nous voulons échapper aussi bien que des avenirs dans lesquels nous aimerions vivre, ouvre notre esprit sur une vérité fondamentale : l'avenir sera ce que nous en ferons, et rien d'autre.
Et l'avenir que nous promet Hadopi, eh bien, je n'en veux pas, et il semblerait que je ne sois pas seul dans ce cas.
Photo : Fabienne Rose