Hadopi : dur d’être au Net

par Bruno Icher
publié le 22 septembre 2011 à 14h28

Depuis 2009 et l’avènement de l’Hadopi (Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet), deux ministres de la Culture successifs ont répété à l’envi que le dispositif prévoit, enfin, une offre légale cohérente et facile d’accès pour guider vers le droit chemin. Un tour d’horizon s’imposait donc. Pour les besoins de l’enquête, nous avons demandé à un pirate de cesser pendant une semaine ses activités honteuses pour se lancer dans le grand bain purificateur de la légalité. Précision liminaire : chacun sait que télécharger illégalement un film ou une série est extrêmement simple, de même que le fait d’y ajouter des sous-titres en français, quoique souvent constellés de fautes d’orthographe. Il faut garder cela à l’esprit durant cette immersion dans les profondeurs pas si paisibles de la légalité.

Jour 1

_ Après avoir expurgé de son navigateur les marque-pages où cinéma et séries télé sont à une portée de clic, l'ex-pirate fonce sur la page d'accueil d'Hadopi pour trouver la liste des sites labellisés. Il y en a trois : Vodkaster , Voirunfilm et Cinestore . Ils informent l'internaute des possibilités légales qui s'offrent à lui pour visionner un film de son choix. Cela se résume à cinq possibilités : le film est encore projeté en salles, fait l'objet d'une édition DVD ou Blu-ray, est en location en vidéo à la demande (VOD pour les pros), est vendu en téléchargement définitif ou est diffusé à la télé. En version plus explicite, si l'ex-pirate est pris d'une subite envie de regarder Titanic de James Cameron, il lui suffit de taper le titre dans la fenêtre du moteur de recherche d'un de ces sites et d'attendre le résultat. Et c'est là que ça se corse. Sur Voirunfilm , il apprend que le film ne passera pas de sitôt à la télé, qu'aucune version n'est disponible en VOD et que le seul moyen de le revoir consiste à le louer chez DVD Fly . Il s'agit d'un vidéoclub qui expédie le DVD à domicile pour la modique somme de 1,95 euro. Détail, il faut s'acquitter d'un abonnement à 5,95 ou à 14,90 euros. Sur Cinestore , le moteur de recherche n'évoque pas DVDFly mais précise que le film est disponible en DVD et en Blu-ray. Attention néanmoins, l'illustration qui accompagne l'offre n'est pas la pochette de Titanic comme l'internaute aurait pu naïvement le penser, mais celle de Souviens-toi l'été dernier 2 . Passons à Vodkaster qui, lui, estime que le film est tout à fait invisible à l'heure actuelle. Légère contrariété.

Jour 2

_ Un peu échaudé, l'ex-pirate décide de s'en tenir à des formules éprouvées. L'achat d'un DVD, par exemple. Il retourne sur les trois labellisés d'Hadopi pour trois recherches pas trop compliquées : le récent 127 Heures de Danny Boyle, Casablanca l'archiclassique de Michael Curtiz et un Monte Hellman relativement rare, Cockfighter . Pour le film le plus récent, pas de problème. Vodkaster , Voirunfilm et Cinestore indiquent le chemin à suivre, le film est disponible en DVD et en Blu-ray avec des liens vers la Fnac, Virgin ou Amazon à des tarifs homogènes, entre 19,99 euros et 24,98 euros. Rien, en revanche, sur le marché de l'occasion. Pour Casablanca , l'expérience est tout aussi concluante, ajoutant une offre à 3 ou 4 euros pour un DVD d'occasion sur Amazon, qui a mis en place ce système pour tous les films, sauf les plus récents. Ça se gâte pour Cockfighter, qui n'existe en DVD qu'au sein du (remarquable) coffret Monte Hellman de chez Carlotta. Presque 60 euros à la Fnac et un peu moins de 50 sur Amazon. Mais il faut se grouiller, trois exemplaires seulement sont disponibles. Après la manipulation habituelle (carte bleue ou Paypal, le nom, l'adresse), la chose sera chez lui dans les 48 heures. Il aura ainsi le plaisir de subir, sans échappatoire possible, la liste des avertissements comminatoires d'usage. Le FBI le préviendra qu'il risque quasiment un aller simple pour Guantánamo s'il lui vient à l'idée de regarder ce film avec ses collègues d'une plate-forme pétrolière, et le distributeur lui rappellera les termes de la loi française. Pendant dix bonnes minutes (écran d'accueil, bandes-annonces voire pub), l'ex-pirate a tout le loisir de noter que cette avalanche d'interdits lui est infligée alors qu'il vient de se comporter comme la loi attend qu'il le fasse et en payant le prix fort.

Jour 3

_ Poursuivant son exploration, l'ex-pirate bascule dans la modernité pour tenter l'expérience de la VOD. Retour sur les trois sites où il décide, en lecteur assidu de Libération , de chercher Animal Kingdom , le polar noir australien de David Michôd sorti en mars. Pour Vodkaster , le film est disponible en DVD mais pas en VOD. Les deux autres sites ne signalent même pas l'existence d'un DVD mais relèvent que le film passe à l'Utopia Saint-Siméon de Bordeaux, mardi à 21 h 50, ce qui fait une belle jambe à notre ex-pirate qui habite en région parisienne. Volontaire, notre cobaye tente de voir en VOD un film plus «grand public», True Grit des frères Coen. Et les vrais ennuis commencent. Chacun des sites propose des liens vers des plateformes VOD ( Vidéofutur , Canal Play , My TF1 VOD , Orange …) à des tarifs aux alentours de 4 ou 5 euros. Premier obstacle, toutes ces plateformes exigent que notre repenti s'inscrive pour devenir membre du club. En vieux briscard du Net, il sait que laisser son adresse mail sur des sites marchands est la garantie de voir sa boîte mail remplie d'un tombereau de messages publicitaires. Pour la formule «achat définitif», il se montre un peu réticent à télécharger le film à 19,99 euros dans la mesure où le DVD coûte 9,58 euros sur Amazon. En outre, il comprend que la formule la moins onéreuse implique qu'il devra regarder le film en streaming sur l'écran sale de son ordinateur portable, ce qui rend comique l'achat à crédit de son écran plat dont il doit verser les mensualités jusqu'en avril 2015. Décidé malgré tout à tenter l'expérience, il doit rendre les armes en apprenant que la majorité de ces sites ne sont pas compatibles avec les ordinateurs Mac. C'est l'impasse, et il finit sa soirée devant Secret Story mais ne comprend rien.

Jour 4

_ Eprouvé nerveusement, l'ex-pirate décide de louer un film ou une série sur les services de VOD de son fournisseur d'accès. Comme il est équipé d'une Freebox, il trouve sous l'appellation «vidéo club» la liste des services. Il y croise de nouveau les Canal Play, My TF1 et compagnie qui, cette fois, ne posent plus de problème de compatibilité (le film est directement diffusé sur son écran de télé), mais dont l'offre est limitée à des films récents, des vieilles choses revues mille fois (qui veut revoir Chasse à l'homme avec Jean-Claude Van Damme, du moins à jeun ?), le tout souvent en une seule version française. Seul Univers Ciné , proclamé VOD du cinéma indépendant, fait naître un fol espoir avec des offres plus inattendues ( A l'est de Shanghai , un Hitchcock de 1931) mais le catalogue de 1 600 films est encore un peu court. Et ils n'ont pas True Grit . Perdant pied, l'ex-pirate se dit que le salut se trouve peut-être du côté des séries. Nouvelle déconvenue. N'est disponible que ce qui passe déjà sur les chaînes hexagonales, le plus souvent en version française et à un tarif peu attractif. Pour les séries plus anciennes, c'est à se trancher les poignets : NCIS , les Experts , Columbo , Amicalement vôtre voire Derrick à l'attention de nos amis pervers polymorphes. Un bref retour sur les sites labellisés Hadopi enterre les ultimes illusions. Aucun ne s'intéresse au genre et une recherche sur The Wire , la série de David Simon (même avec le titre français Sur écoute ) donne le résultat de 0 film disponible sur les trois sites.

Jour 5

_ Au bord de la rupture, l'ex-pirate place ses derniers espoirs dans la PlayStation3 de Sony. La console connectée sur le Net donne accès au Playstation Store où, comme son nom l'indique, les possesseurs de l'engin peuvent faire leurs emplettes numériques. En matière de fictions, l'offre n'est pas beaucoup plus large que sur les sites de VOD mais la version originale sous-titrée y est systématique. Une réminiscence met toutefois l'ex-pirate sur ses gardes. Il y a quelques mois, la plateforme de Sony avait été hackée et toutes les données personnelles de milliers de clients avaient été éparpillées dans l'immensité de la Toile dont, pour certains, les coordonnées bancaires. Devenu prudent, il s'abstient et envisage sérieusement à redevenir le paisible pirate qu'il était. Accessoirement, il se rappelle du raisonnement d'un de ses amis producteur de cinéma et de télévision : «J'ai plus de 50 ans et je télécharge beaucoup. Je sais que je joue contre mon camp mais j'ai acheté des films en VHS, puis en Laserdisc, puis en DVD, et maintenant on me dit qu'il faut que je balance tout à la poubelle pour tout racheter en Blu-ray. Alors quand je charge illégalement, je me rembourse.» Du coup, il va au cinéma.

Paru dans Libération le mercredi 21 septembre 2011.

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