Hadopi au tapis

Le Conseil constitutionnel a censuré le projet de loi contre le téléchargement illégal, retirant à la future autorité administrative le pouvoir de couper l'accès à Internet.
par Raphaël GARRIGOS, Astrid GIRARDEAU, Alexandre Hervaud et Isabelle ROBERTS
publié le 11 juin 2009 à 12h18
(mis à jour le 4 octobre 2009 à 18h35)

Une claque. Enorme ou cinglante, c’est le mot qui revient pour désigner ce que le Conseil constitutionnel a infligé hier à la loi Création et Internet. La fameuse loi antipiratage, issue des accords Olivennes signés en novembre 2007, qui permet à une autorité administrative, l’Hadopi (haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) , de couper l’accès au Net d’un internaute pour non-protection de sa connexion. Une ­façon détournée de le sanctionner pour le téléchargement d’œuvres protégées par le droit d’auteur. Au-delà, c’est un cinglant revers contre le combat mené, contre vents et critiques (de la Cnil, du Conseil d’état, etc.), par la ministre de la Culture Christine ­Albanel. Et au-delà encore contre un projet défendu bec et ongles, jusqu’aux instances européennes, par le président de ­la République Nicolas Sarkozy.

Suite à l'adoption du texte, le 13 mai, par le ­Sénat, les députés socialistes, rejoints par les députés verts et communistes, déposaient le 19 mai un recours auprès du Conseil constitutionnel. La saisine contient onze points d'inconstitutionnalité visant à une censure, ­totale ou partielle, du texte. Parmi ces points, ils estiment qu'en portant «atteinte à l'exercice des droits et libertés» des ­citoyens, la sanction (coupure de l'accès Internet) est disproportionné, et qu'une telle sanction ne peut être prononcée que par l'autorité judiciaire. En indiquant qu' «Internet est une composante de la liberté d'expression et de communication» , le juge constitutionnel reconnaît indirectement que l'accès à Internet est une liberté fondamentale. En admettant cela, et en réintroduisant l'autorité judiciaire dans l'usine à gaz Hadopi, ce sont les ­piliers de la loi qui, même si le gouvernement n'a pas dit son dernier mot, sont remis en cause.

Quid de la riposte graduée ?

La décision du Conseil constitutionnel censurant la partie «sanction» de la loi Hadopi a comme un air de déjà-vu. En mai dernier, le Parlement européen adoptait, lors du vote du «paquet télécom», l'amendement 138 . Ce dernier stipule que «toute restriction aux droits et libertés des utilisateurs finaux» ne peut être décidée que par l'autorité judiciaire, «sauf cas de force majeure ou impératifs de préservation de l'intégrité et de la sécurité des réseaux» . Et le téléchargement du dernier Michel Sardou ne remplit clairement pas ces critères d'urgence.

La décision de couper l'accès à Internet n'étant désormais plus de son ressort, la loi Hadopi devra maintenant se contenter de la partie «avertissement» (pardon, «pédagogique» , dixit Christine Albanel) de la riposte graduée. Ce qui en soi n'est déjà pas une mince affaire, compte tenu des objectifs quotidiens affichés : 10 000 mails d'avertissement, 3 000 lettres recommandées, et 1 000 décisions transmis tous les jours aux odieux pirates.

Au total, c'est 180 000 abonnements qui devraient être suspendus chaque année – abonnements qui seront tout de même payés par les internautes à leur fournisseur d'accès, l'effet double peine. Une véritable usine à gaz au budget évalué à 6,7 millions d'euros par le ministère de la Culture en septembre dernier, un chiffre jugé trop bas par plusieurs fournisseurs d'accès à Internet (Orange, Numéricable). Avec la décision du Conseil constitutionnel, le stade ultime de la riposte, l'aspect répressif avec coupure de l'accès à Internet, devra donc relever du pénal. La dépénalisation souhaitée par le gouvernement, censée protéger les internautes mais surtout épargner des tribunaux déjà bien engorgés, tombe à l'eau.

Comment les tribunaux pourront-ils faire face ?

Au ministère de la Culture et de la Communication, on tentait, hier, de minimiser la monumentale baffe que vient de se prendre la loi Création et Internet et celle qui l'a portée de bout en bout, Christine Albanel. «La censure du Conseil constitutionnel est un point important mais ne remet pas en cause l'économie de la loi» , a-t-elle tenté de faire gober aux journalistes présents lors d'une conférence de presse organisée en catastrophe.

Avant d'essayer de faire endosser au Conseil constitutionnel le rôle du grand méchant loup : elle a dit regretter de «ne pouvoir, comme le gouvernement et le parlement l'avaient souhaité, aller jusqu'au bout de la logique de "dépénalisation" du comportement des internautes, en confiant à une autorité non judiciaire toutes les étapes – y compris le prononcé de la sanction – du processus» . Bref, voilà Albanel bridée dans ses élans peace and love et forcée de «compléter rapidement la loi Création et Internet pour confier au juge le dernier stade de la réponse graduée. »

D'accord, mais ne risque-t-on pas de voir les tribunaux encombrés d'internautes qui ont commis l'épouvantable délit d'avoir téléchargé illégalement, disons, au hasard, le dernier Michel Sardou ? Quand on songe au chiffre, évoqué par le ministère de la Culture, de 1 000 coupures par jour, on imagine le bureau du juge croulant sous les dossiers, et la queue dans les tribunaux. Mais là aussi, au ministère de la Culture, on se veut cool. Et on évoque «la création de tribunaux de grande instance spécialisés en propriété littéraire et artistique dans le cadre du redécoupage de la carte judiciaire.» Et pourquoi pas des geôles ad hoc tant qu'on y est…

Problème : au ministère de la Justice, on n'a pas exactement la même version, et si une spécialisation des juridictions est dans les tuyaux, elle concerne «le civil, pas le pénal.» Mais chez Rachida Dati également, on tourne au Lexomil, et on évoque des solutions où «on ne passe pas devant des tribunaux de trois personnes.» Mais alors quoi ? Là, au ministère de la Justice, on devient très flou, mais on nous encourage à dormir sur nos deux oreilles : «Ne vous inquiétez pas, on trouvera des solutions, on se met à travailler dès ce soir.» Tout de suite, ça va mieux. En clair, le gouvernement est dans la panade et n'a pas la queue d'une idée.

Christine Albanel vers la sortie ?

Devenue experte de la méthode Coué, Christine Albanel n'a pas tardé à réagir devant la bombe lâchée hier par le Conseil constitutionnel. Bombe qui, à ses yeux, a des airs de pétard mouillé, la ministre se félicitant «que le principe d'un dispositif pédagogique de prévention du piratage ait été validé» par les Sages. Hier soir, Christine Albanel a tout fait pour garder la face, déclarant que «la loi sera prête cet été, comme prévu» . Avant de se réfugier dans son bureau du ministère comme si de rien n'était. Ultime déconvenue pour celle qui avait déclaré faire d'Hadopi «une affaire personnelle» . La prenant au mot, le député Lionel Tardy (UMP), l'un des rares opposants au projet de loi issu de la majorité, exige désormais «qu'elle en fasse une affaire personnelle jusqu'au bout» . Comprendre : qu'elle démissionne une bonne fois pour toute. Le député a par ailleurs exprimé le souhait de voir Nathalie Kosciusko-Morizet prendre en main le dossier. La secrétaire d'Etat en charge de l'économie numérique, bien que discrète sur la question, n'a jamais caché ses doutes vis-à-vis d'Hadopi, reconnaissant elle-même savoir contourner la loi pour télécharger sans être repérée…

Depuis le lancement des débats, les opposants à la loi, politiques comme citoyens, ont déjà eu l’occasion d’appeler Christine Albanel à prendre ses responsabilités, comme lors de l’affaire du salarié de TF1 licencié pour ses positions anti-Hadopi suite à une dénonciation du ministère de la Culture. Si son départ de la rue de Valois ne se fait pas de son propre chef, il y a fort à parier que le prochain remaniement ministériel ne lui sera pas favorable. De quoi occulter le fait que le véritable instigateur de la loi directement touché par ce camouflet n’est autre que l’actuel occupant de l’Elysée.

Que va devenir la loi ?

Depuis novembre 2007 et les accords de l'Elysée instaurant le principe de la riposte graduée après un rapport de Denis Olivennes, on s'écharpe au sujet de la loi Hadopi. On hurle, ici, à l'attentat contre la liberté ; on hurle, en retour, à l'attentat contre le droit d'auteur. Bonne nouvelle : c'est reparti pour un tour… Déjà, les producteurs de disques indépendants se sont dits «consternés» par la décision du Conseil constitutionnel. Déjà, le site militant anti-Hadopi de la Quadrature du Net a orné sa page d'une magnifique gerbe funéraire accompagnée de ces mots : « Hadopi rip lol. »

Après la censure, l’exécutif a désormais deux options. Soit promulguer la loi Hadopi sans les dispositions censurées, soit demander une deuxième délibération au Parlement. Après la décision mercredi des Sages. .

De source gouvernementale, on indique que le deuxième cas de figure est le plus probable, bien que la deuxième délibération n'ait été utilisée que quatre fois dans l'histoire de la Ve République. Le président du groupe UMP à l'Assemblée, Jean-François Copé, a, quant à lui, envisagé une «nouvelle loi» pour tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel.

Le Parti socialiste a affirmé que la loi Création et Internet doit être «entièrement réécrite». Les députés socialistes ont appelé, dans un communiqué, le président Nicolas Sarkozy à «retirer» la loi et à «organiser des états généraux de la culture et du numérique».

L’occasion pour le PS, peut-être d’exposer sa promesse de mettre en œuvre la contribution créative, nouvelle appellation de la licence globale. Il s’agit de légaliser tous les téléchargements de contenus audiovisuels, en contrepartie d’une rétribution payée par tous les abonnés à une offre internet en haut-débit (ou incluse dans le prix de l’abonnement).

Son montant, généralement estimé à 5 euros par mois et par abonné, serait redistribué aux ayants droit. Une hypothèse totalement laissée de côté par la loi Hadopi. En tout cas la première.

Paru dans Libération du 11/06/09

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