Hadopi : silence, on contourne

par Camille Gévaudan
publié le 11 mars 2010 à 10h33

La machine Hadopi se met en route à rythme d'escargot. Après l'adoption de la loi par l'Assemblée Nationale le 22 septembre 2009 puis sa publication au Journal Officiel en octobre , 5,3 millions d'euros ont été débloqués et plus de 1000 m² de bureaux ouverts. Et jusqu'à cette semaine, c'était à peu près tout. Olivier Henrard a démissionné du ministère de la Culture, et le calendrier d'application de la loi a pris un sévère coup dans l'aile. La CNIL a traîné les pieds plusieurs mois avant de transmettre son indispensable avis sur la création du fichier d'internautes suspectés de piratage. Jean Musitelli, membre du collège de l'Hadopi contacté par Libération mi-décembre , était incapable d'avancer une date pour l'envoi des premiers avertissements aux internautes accusés : «C'est pas pour tout de suite...» Bon, on fait quoi pendant ce temps ?

Une étude, pardi ! Le groupe de recherche M@rsouin , spécialiste des usages numériques à l'université de Rennes 1, s'est lancé dans «une première évaluation des effets de la loi Hadopi sur les pratiques des internautes français» ( PDF ). Après tout, à en croire ses initiateurs, la loi visait moins la répression pure et dure des pratiques de téléchargement illégal que la «prévention» , la «dissuasion» et l'éducation des internautes à l'utilisation d'offres alternatives légales. Autant d'effets déjà mesurables en décembre, date à laquelle l'enquête à été réalisée. Trois mois après l'adoption de la riposte graduée, les pirates flippent-ils ? Combien ont désinstallé eMule de leur ordinateur et juré de ne plus approcher un torrent , de peur d'être déconnectés ? Quid des techniques de téléchargement non concernées par Hadopi ?

Parmi les «2000 individus représentatifs de la population de la Région Bretagne» , contactés par téléphone, un peu plus de la moitié consulte régulièrement des contenus vidéo et musicaux en ligne. Ces consommateurs culturels ont été divisés par les enquêteurs en trois catégories. Les «non pirates», fortement majoritaires (70%), ne fréquente que les plateformes légales fonctionnant sur le modèle de la publicité (Youtube), de l'abonnement (Spotify, Deezer) ou de l'achat à l'acte (iTunes). Les sympathiquement nommés «pirates Hadopi» (14%) reconnaissent utiliser illégalement les réseaux peer-to-peer, seule technique d'échange de fichiers qui se verra surveillée -- et réprimée -- par la loi Hadopi. Les «pirates non Hadopi», plus nombreux que les derniers à la date de l'étude (16%), préfèrent les sites de lecture de vidéos en ligne (ou «streaming») et les serveurs de téléchargement direct tels que Megaupload ou Rapidshare. Bien entendu, certains internautes chevauchent les deux catégories «pirates» en faisant un usage simultané de peer-to-peer et de techniques non surveillées.

Passons sans tarder aux observations croustillantes. Avant même que la loi soit appliquée, «15% de ceux qui utilisaient les réseaux peer-to-peer ont cessé de le faire.» 15% ont-ils vraiment rejoint les doux rivages de la légalité ? Non ! Car une portion d'irréductibles pirates résiste encore et toujours à la disuassion. Parmi ceux qui ont abandonné le p2p, «seulement un tiers a renoncé à toute forme de piratage numérique, alors que les deux tiers restant se sont tournés vers des pratiques alternatives de piratage échappant à la loi Hadopi.» Ah, les fourbes ! Résultat des courses, les autres formes de piratage ont connu une hausse de 27% qui, étonnamment, «fait plus que

compenser» la migration des «p2pistes».

«Le résultat est contre-intuitif , reconnaît Raphaël Suire, économiste du groupe M@rsouin. Il y avait un peu plus de 29% de pirates avant Hadopi ; ils sont environ 30% aujourd'hui.» Soit un accroissement qui correspondrait à une forme de développement naturel des pratiques de partage illégal. Les nouveaux pirates se tournent tout naturellement vers les techniques non couvertes par l'Hadopi, et notamment le streaming, qui connaît actuellement un formidable essor dans plusieurs autres États européens observés par les chercheurs (Royaume-Uni, Italie, Espagne...). Il faut aussi compter les débrouillards qui passent désormais par des réseaux privés virtuels (VPN) pour anonymiser leurs connexions.

Mais c'est au sujet des modes légaux de consommation culturelle que les conclusions des chercheurs se font les plus dures. Parmi les internautes qui achètent de la musique ou des vidéos en ligne, 50% pratiquent également le téléchargement illégal, dont 27% par peer-to-peer. «En déconnectant les pirates, on se prive d'une grande partie des consommateurs de la culture officielle et payante , constate Raphaël Suire. Dès le lancement des débats sur la riposte graduée, et notamment sur le site jaimelesartistes.fr [créé par le Ministère de la Culture, ndlr], on assimilait les téléchargeurs illégaux à des radins. Nous, on montre que c'est l'inverse.» C'est même souvent par le téléchargement illégal que les mélomanes dénichent de nouveaux artistes, avant d'acheter leurs œuvres et de se rendre au spectacle si leurs découvertes les convainquent. En coupant leur accès à Internet, «l'industrie culturelle se tire une balle dans le pied !»

Les comportements évolueront sans doute davantage à l'heure de l'application de la loi Hadopi et de l'envoi des premiers avertissements -- à l'automne 2010, si tout se passe bien. Le groupe M@rsouin relancera alors une enquête similaire.

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