«Heavy Rain», immersion

par Olivier Seguret
publié le 22 février 2010 à 18h54

«L’issue de cet article dépend de vous. En fonction de votre lecture et de vos déductions personnelles, vous débloquerez l’une des vingt-trois conclusions possibles à cette enquête.» Le journalisme interactif ressemblera peut-être, un jour, à cela. En attendant, il n’y a qu’un seul média qui puisse réellement se permettre d’expérimenter ce genre d’acrobaties narratives et ce média est le jeu vidéo.

Il peut se le permettre mais, curieusement, il ne se l’autorise pas souvent. Le jeu vidéo, dans son écrasante majorité, raconte des histoires conformistes sur un mode conformiste - une mauvaise habitude prise par l’industrie, pour laquelle le progrès se mesure en percées technologiques, en puissance graphique, en franchissement de seuils dans la réalisation d’effets spéciaux, en développement de l’intelligence artificielle, etc. Jamais on ne met l’accent sur l’histoire elle-même et sur la façon dont celle-ci tire parti des immenses possibilités offertes en ce domaine par le jeu vidéo et sa nature interactive.

Pop culture numérique

Cette question de la fiction et la façon de la raconter forme toute l'obsession de David Cage, 40 ans, l'un des deux ou trois Français les plus réputés au monde dans le secteur du jeu vidéo depuis qu'il a développé Nomad Soul en 1999 (resté fameux pour les musiques et le visage numérisé de David Bowie), puis Fahrenheit (2005). Deux jeux qui lui ont donné une reconnaissance solide dans le monde des game designers, et un encouragement de la critique mondiale, même si les ventes n'ont pas atteint les sommets ambitionnés.

Le troisième jeu de David Cage sort ce 24 février. Il s'appelle Heavy Rain (Pluie battante, pourrait-on traduire) et constitue à nos yeux un pivot dans l'histoire du jeu vidéo, cet enfant terrible de la pop culture numérique. Heavy Rain est un thriller psychologique dont la conception rompt avec les traditions du genre et ouvre à la «narration interactive» de nouvelles frontières. Mais avant d'entrer dans le détail de cette aventure virtuelle, un flash-back s'impose.

Nous sommes en 2005, dans les semaines qui suivent la sortie de Fahrenheit . Avec ce titre, David Cage a attiré l'attention de toute la communauté des développeurs. Son jeu expérimente des constructions narratives élaborées, où le récit évolue au gré des choix moraux du joueur. Mais il attire aussi la curiosité de la très secrète équipe chargée de la qualité chez PlayStation, la division jeux du géant de l'électronique Sony, qui est justement en train de concevoir une nouvelle console. «Votre travail nous intéresse au plus haut point , s'entend dire en substance David Cage. Nous souhaitons vous prêter des kits de développement pour la future PS3 [logiciels et codes permettant de développer des jeux qui tourneront sur la machine à venir, ndlr]. Si vous le souhaitez, voyez ce que vous pouvez faire pour nous…».

En juin de la même année, les studios Quantic Dream, que David Cage a fondés avec Guillaume de Fondaumière, actuel président, et qui sont installés dans les hauteurs du XXe arrondissement parisien, sont parmi les premiers au monde à recevoir les kits pour une console qui n'a pas encore été annoncée officiellement. «C'était les kits numéros 5, 6 et 7 , se souvient Cage. On s'est excité dessus pendant des nuits entières.» Après avoir vu, quelques mois plus tard, les premières ébauches de Heavy Rain, Sony concrétise le deal : Quantic Dream produira ce jeu en exclusivité pour la PS3, mais le studio gardera la propriété intellectuelle du titre. «Le fait d'avoir une exclusivité est très rassurant : cela permet de se concentrer sur la longue durée, sans faire de compromis» , confesse Cage.

Déroulement réaliste

Le développement complet de Heavy Rain aura pris plus de trois ans et demi, pour un budget qui avoisine 20 millions d'euros. Pour les besoins de la motion capture (capture de mouvement avec de vrais acteurs que l'on repeint ensuite à la palette numérique), il a fallu consacrer 172 jours aux prises de vue (l'équivalent de trois longs métrages) pour lesquels 55 décors ont été conçus. En tout, plus de 300 personnes ont collaboré au projet, dont une centaine directement chez Quantic Dream. Pour que l'affaire soit rentable, Sony et le studio se sont fixé un objectif d'1,5 million de ventes. Est-ce un objectif raisonnable ?

La question est plus complexe qu'il n'y paraît car de sa réponse dépendra une part de l'avenir du jeu vidéo. Heavy Rain ne mettra pas en péril toute une industrie, mais cette industrie pourrait voir ses orientations influencées. Car l'ambition la plus audacieuse, et même hardie, de Heavy Rain , c'est de faire passer le jeu vidéo, et le joueur par la même occasion, à l'âge adulte. Dans un monde où l'enfance éternellement prolongée est élevée en vertu, et où le cœur de cible adolescent ne semble friand que de la répétition des mêmes produits hardcore, l'idée de faire un jeu destiné aux adultes est presque un sacrilège. Mais il peut se révéler payant si, comme le parient Cage et son équipe, il existe un public déjà mûr pour ce genre de propositions.

Adulte, le jeu l'est en effet par tous ses pores. Et d'abord par sa façon de rompre avec des décennies de conventions. Dans Heavy Rain , il n'y a (presque) pas d'armes à feu et aucune course de bagnoles. Il n'y a pas non plus d'énigme ou de puzzle à résoudre qui viendraient ralentir le déroulement réaliste de l'action. Personne ne dispose de superpouvoir, on ne rencontre aucun boss, et on ne risque pratiquement jamais le game over. Les quatre personnages principaux que l'on est invité à contrôler alternativement peuvent mourir à tout moment, mais cela ne prive pas le joueur de continuer la partie jusqu'à l'un de ses termes, parmi la combinaison des 23 fins possibles de l'aventure. «Comment créer du jeu sans détruire ni tuer ? interroge Cage. Il y a des scènes d'action, bien sûr, et parfois soutenues, mais elles servent l'histoire et, surtout, le joueur peut ou non les déclencher, et constater par lui-même le résultat.» Ultime affranchissement : Heavy Rain abolit la tyrannie de l'accroissement de la difficulté au fil de la partie, que l'on constate dans tous les jeux, sauf peut-être Noby Noby Boy

Il y a un indéniable tour de force derrière le travail d'écriture de David Cage, qui a consacré une année à rédiger seul les 7 000 pages de notes puis les 2 000 pages du scénario final. «Il faut gérer d'innombrables difficultés techniques liées aux variations en arborescence, explique l'auteur. Le meilleur moyen de jouer à Heavy Rain est de faire des choix et de profiter de leurs conséquences.»

Dans l'histoire très sombre (angoissante, dépressive et pourtant exaltante, inlâchable) qu'il a choisi de raconter, Cage a mis l'accent sur un ingrédient pas facile à paramétrer : l'amour. «Ce qui m'intéresse, c'est l'émotion. Mon souhait est d'apporter l'empathie, la tristesse et l'amour à l'univers trop balisé du jeu. Je souhaitais offrir une expérience adulte, avec une histoire réaliste, vécue par de vraies gens. L'amour est le vrai thème de Heavy Rain : jusqu'où va-t-on par amour ? C'est une question profonde, qui s'adresse davantage à l'individu qui joue qu'au personnage que le joueur incarne. Dans ce jeu, chaque personnage a une réponse différente à cette question.»

Une sobriété un poil chic

A l'usage, Heavy Rain est une passionnante mécanique. Après une demi-heure d'introduction dans un monde normatif, lumineux mais factice, le jeu bascule dans une obscurité grise et pluvieuse à laquelle on n'échappera plus (le degré de pluviométrie est un élément crucial du récit). Cage joue avec nos nerfs et nos angoisses grâce aux options de son récit qui pourtant jamais ne s'égare dans un labyrinthe borgésien. On constate une riche inventivité du level design mais aussi beacoup de rigueur, de logique et d'intuition dans la conception de l'interface. Sûr, on pourra chipoter certains partis pris, notamment la gestion de la caméra, mais il est difficile de ne pas reconnaître le polish et la précision du gameplay. Jusque dans les scènes les plus inattendues, comme lorsque deux des personnages, Ethan et Madison, épris l'un de l'autre, s'apprêtent à faire l'amour : le joueur se retrouve alors dans l'étrange situation de devoir mettre un peu de lui-même dans chacun des deux amants. A l'autre bout du spectre des émotions, une scène où le joueur peut conduire le personnage principal à l'automutilation d'une phalange constitue le seuil terrifiant d'une aventure policière diaboliquement ficelée.

Bien que produit et développé en France, Heavy Rain est un produit typique de la culture globale propagée par le jeu vidéo. Son public est lui aussi mondial, comme le sont la plupart des références livresques ou cinéphiles auxquelles le jeu fait appel. Néanmoins, ne nous privons pas de le souligner : on peut aussi voir l'effet particulier d'une certaine French touch dans l'exécution générale de ce projet. Une élégance simple, une sobriété un poil chic et hautaine, une forme nouvelle, en somme, donnée à cette «clarté un peu sèche» que célébrait Stendhal qui y voyait «la marque de l'art français» .

Paru dans Libération du 20 février 2010

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