Menu
Libération

Hersant : la grande bouillabaisse

par Isabelle Hanne
publié le 11 décembre 2012 à 12h48

Bernard Tapie et Hersant, c'était du sérieux. L'homme d'affaires, associé à la famille Hersant, portait depuis quelques semaines une offre de reprise globale, pour 50 millions d'euros, des derniers journaux du Groupe Hersant Média (GHM) : la Provence, Nice-Matin, Corse-Matin, Var-Matin , ainsi que, outre-mer, les déclinaisons de France-Antilles et les Nouvelles calédoniennes . Le protocole d'accord devait être signé vendredi après-midi par toutes les parties, et surtout par les 17 banques créancières, à qui GHM, très lourdement endetté, doit 215 millions d'euros. L'offre déposée avait toutes les chances : c'était la seule portant sur la totalité des actifs, option préférée par les banques. Il y avait bien eu d'autres marques d'intérêt, mais sans dépôt d'offre.

Vendredi, pourtant, les choses ne se sont pas passées comme prévu. Un quart d'heure avant la signature de l'accord, le groupe belge Rossel ( la Voix du Nord en France, le Soir en Belgique), a déposé une offre globale auprès du conciliateur Christophe Thévenot. Et deux banques, dont la BNP, chef de file du pool bancaire de GHM, ont décidé de ne pas valider l'offre Hersant-Tapie. Et de soutenir l'offre de dernière minute, celle de Rossel.

Tapie, qui souhaitait un accord unanime des banques, a donc annoncé qu'il jetait l'éponge. «Ça a fourni une alternative sérieuse à l'offre de continuité» , explique un bon connaisseur du dossier. L'offre Tapie-Hersant, en effet, était assez défavorable aux banques, qui auraient dû s'asseoir sur une bonne partie de leurs créances. Selon cette même source : «Elles auraient été plantées d'un montant colossal, autour de 170 millions d'euros, et en plus elles auraient vu Tapie et les héritiers Hersant faire des plus-values en revendant les actifs à la découpe.» Des investisseurs avaient en effet fait connaître leur intérêt pour une partie du groupe -- Nice-Matin et Corse-Matin en tête, connus pour leur bonne rentabilité, la modernité de leur outil industriel ainsi que, dans le cas de Corse-Matin, son exceptionnel taux de pénétration.

Tapie avait nié toute velléité de démantèlement, «à l'exception de France-Antilles» , avait-il lâché dans Challenges . Mauvais point : les banques et le gouvernement tiennent à une offre globale, les participations croisées des titres du groupe étant très compliquées à démêler. Autre faux pas, dans cette même interview, Tapie proposait de «tout mutualiser, les achats, la finance, la pub…» . Or, la publicité des titres GHM est déjà mutualisée depuis belle lurette avec la régie Eurosud… «C'est la preuve que Tapie ne connaissait même pas le dossier !» tance un concurrent.

Outre la réticence de certaines banques, c'est surtout l'Etat qui aurait tout fait pour barrer la route à celui qui, il y a quelques années, se demandait «pourquoi acheter un journal lorsqu'on peut acheter les journalistes» . Le gouvernement aurait vu d'un mauvais œil Tapie revenir à Marseille et viser sa mairie en 2014 -- même si l'intéressé réfute tout retour en politique. Ainsi le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg aurait encouragé Rossel à candidater, et la BNP à soutenir le groupe belge. «C'est faux : on ne peut pas prendre le risque de planter une offre de reprise» , affirme-t-on chez Montebourg où l'on rappelle que le dossier, suivi par le Comité interministériel de restructuration industrielle, implique aussi l'Elysée et le ministère de la Culture : «Mais les pouvoirs publics assument de donner la priorité à un groupe de presse.» Dans l'entourage de l'ex-patron de l'Olympique de Marseille, on raconte qu' «il ne digère pas que l'Etat se mêle d'une compétition privée, qui vise des entreprises privées. Surtout quand il s'agit d'entreprises de presse : ça n'existe qu'en Corée du Nord !» Un autre acteur précise qu'au contraire, «dès le départ a été privilégiée l'offre Hersant et son chevalier blanc» . Deux autres candidats, le fonds d'investissement américain OpenGate Capital, associé à l'ancien patron de 20 Minutes Pierre-Jean Bozo, et le groupe financier Fiducial se seraient plaints de l'opacité de la procédure et du manque d'informations, les empêchant de déposer des offres crédibles.

Rossel, au contraire, connaît bien GHM, pour avoir failli se marier avec lui au printemps. Les deux groupes devaient former une holding à 50-50 avec un exécutif aux mains de Rossel. Ce dernier avait finalement mis en avant un conflit syndical pour rompre les fiançailles. «Il avait surtout découvert que la mariée était encore moins belle que prévu» , décrypte un proche du dossier. Aujourd'hui, le groupe belge repart à l'assaut des derniers actifs de GHM, cette fois avec des partenaires pour les îles -- un tour de table d'entrepreneurs locaux pour la Nouvelle-Calédonie, et le tandem Bruno Franceschi et Jean-Michel Peyrefiche, deux anciens cadres du groupe Hersant, pour les Antilles et la Guyane. Cette offre serait mieux-disante de «quelques millions de plus» que celle de Tapie-Hersant.

Rossel a déjà racheté à Hersant les journaux du pôle Champagne-Ardenne-Picardie ( l'Union, l'Est-Eclair …). Si les banques et le tribunal valident ce rachat, le groupe belge doublera son nombre d'exemplaires quotidiens vendus sur le sol français, soit plus de 800 000. Une réunion entre GHM, ses repreneurs éventuels et ses banquiers est prévue aujourd'hui autour du président du tribunal de commerce de Paris et du conciliateur. Ce dernier pourrait accorder un délai pour finaliser les détails financiers.

«Il va falloir être vigilants mais nous avons probablement évité le pire» , note un journaliste de la Provence. Même si on n'est pas à l'abri d'un ultime rebondissement : hier soir, selon l'AFP, Tapie était sur le point de déposer une nouvelle offre, ce qu'il a illico démenti… Les journaux de ce groupe surendetté, au bord du dépôt de bilan, sont loin d'être fixés sur leur sort. Complexes et nébuleuses, les négociations sont à l'image du tweet sibyllin de Jacques Hardoin, directeur général du groupe La Voix du Nord (contrôlé par Rossel), à quelques heures du dépôt d'offre de vendredi : «Après les marchés de Provence, ce matin, c'est la partie de cartes avec le bluff des uns, les clins d'yeux des autres.»

Paru dans Libération du 10 décembre 2012

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique