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Interview

«Hollywood ? le gigantisme d’une espèce qui va disparaître»

Entretien . Pour la sortie d’un recueil de ses articles sur le cinéma, le philosophe Alain Badiou revient sur le septième art et ses techniques, les blockbusters et son projet sur la vie de Platon.
par Eric Aeschimann
publié le 20 octobre 2010 à 0h00

Découvert par le grand public avec De quoi Sarkozy est-il le nom ? Alain Badiou a toujours intimement mêlé la réflexion sur les arts à ses travaux de philosophie politique. Cinéma réunit une trentaine d'articles où le philosophe s'intéresse aussi bien au film comique français, à Antonioni ou à Clint Eastwood. Il y est également question de Jean-Luc Godard, dont le dernier long métrage, Film Socialisme, mettait justement en scène, brièvement, Badiou donnant un cours sur Husserl. «Cela m'a touché, déclare-t-il dans l'entretien qui ouvre le recueil. Car cela semble vouloir dire que je fais partie du temps présent, dans un film qui traite par ailleurs du brouhaha du monde.»

Vous dites qu’il faut prendre au pied de la lettre la définition du cinéma comme «septième art».

Le cinéma arrive après les autres arts, non pas seulement au sens technique ou chronologique, mais parce qu'il entretient des relations soutenues, et parfois mimétiques, avec les arts apparus avant lui : théâtre, musique, littérature, peinture, sculpture… Il imite, transforme, déplace, absorbe, assimile toutes les activités artistiques antérieures. Composé, composite, impur, le cinéma intègre et met ou remet en circulation des éléments qui ne lui sont pas propres. C'est cette capacité de synthèse qui en fait un art dominateur, un art de masse. La Chevauchée des Walkyries est à jamais associée à Apocalypse Now.

Qu’est-ce qu’un art de masse ?

C'est un art où des œuvres d'une puissance et d'une innovation artistiques incontestables parviennent à toucher des millions de gens. Les films de Chaplin, qui sont à la hauteur d'Aristophane ou Molière, ont été vus par des centaines de millions de personnes. Bien sûr, il y a des précédents dans l'histoire des arts. Par exemple, l'énorme diffusion des Misérables et de Guerre et Paix, ou encore, en remontant bien plus loin dans le temps, le rôle central de la tragédie dans la vie publique à Athènes. Mais il s'agissait d'un art national, qui exprimait les dispositions de la cité. Alors que le cinéma, anticipant la mondialisation, a d'emblée circulé dans des espaces très vastes, sans que cela empêche l'existence de grands films.

Quelle part y occupe l’industrie ?

Dans un article célèbre, André Malraux concluait par une phrase : «Par ailleurs, le cinéma est une industrie.» C'est la clé de son impureté : le cinéma est étayé à tous les étages - production, diffusion, publicité - par des capitaux colossaux et gloutons. La dimension artistique naît du mouvement par lequel le cinéma tente et parvient à dominer cette impureté constitutive. Mais cette domination est toujours partielle et, fût-ce dans un chef-d'œuvre, il y aura des traces des circonstances, des capitaux, de la technique. Il suffit de s'arrêter sur une image pour trouver des zones non contrôlées : un élément de décor, une couleur, une intonation. Car les paramètres sont trop nombreux pour être tous maîtrisés. Même chez les théoriciens de l'épuration, comme Bresson, des choses échappent à l'artiste. Il y a ce qu'on veut montrer et ce qu'on montre, la part de la forme artistique et la part de ce qui, dans le monde, résiste à la représentation, de ce qui est là par hasard.

Lorsque les tournages sont passés du studio au plein air, ce fut une libération, car la reconstitution en studio est forcément stéréotypée ; mais aussi un risque, car le studio permet un meilleur contrôle de l’image. En plein air, la place du hasard est plus grande et il faut faire confiance à l’œil, à sa capacité à capter le moment passager. C’est pourquoi, quand la combinaison de la forme et du réel est réussie, cette réussite prend la forme de la grâce : c’est la visitation de l’Idée (au sens platonicien) dans un monde impur. Le cinéma est un art de la visitation.

Peut-on dire qu’Hollywood produit encore des chefs-d’œuvre ?

A l'intérieur des limites propres aux différents genres hollywoodiens, il peut parfaitement y avoir des réussites. Néanmoins, il est probable que la veine des œuvres importantes soit en voie d'épuisement. Voyez les deux King Kong : par rapport au premier, tourné en 1933 et très artisanal, le second, celui de 1976, est beaucoup plus une «grosse machine». Or, le premier est le meilleur. Pourquoi ? Parce que l'amélioration des moyens techniques, censée résoudre des difficultés, ne cesse en réalité de créer de nouveaux problèmes artistiques. Le parlant a entraîné un bavardage souvent pénible (aujourd'hui encore, Godard continue de travailler sur l'équilibre son-image). La couleur a donné des réussites - je pense à certaines séquences de Vincente Minelli -, mais, en général, on a l'impression qu'elle échappe au travail artistique, qu'on prend la couleur qui se trouvait là. Quand au virtuel, gigantesque agrandissement du visible, qu'en restera-t-il une fois passé l'effet de stupéfaction ?

Le cinéma hollywoodien est entré dans une phase néoclassique, repérable dans ses bandes-son (basses crépusculaires, grognements abyssaux), dans ses mouvements de caméras empruntés à l’esthétique du clip (bougés, ralentis, mouvements ascensionnels…), dans son idéologie millénariste, mettant en scène un pouvoir étatique et militaire menacé d’effondrement, et un sauveur qui, dans les plus mauvais films, est le président des Etats-Unis lui-même !

Toujours plus grand, plus fort : on dirait le gigantisme d'une espèce qui va disparaître. Il ne faut pas oublier que, dans la seconde partie du XIXe siècle, au moment même où le style pompier marquait l'apogée des techniques picturales de figuration, la peinture allait choisir une toute direction.

Vous avez le projet d’adapter la vie de Platon au grand écran. Pourquoi choisir le cinéma et non pas le théâtre ?

Je veux raconter la rencontre de Socrate, le passage en Sicile, l’attaque par les pirates, la prison, la création de l’Académie, mais on ne sait pas grand-chose de sa vie. Je voudrais que cette vie soit la mise à l’épreuve de la philosophie dans l’impureté cinématographique. Il existe la tradition que l’on sait du péplum, et qui a fixé pour des millions de gens l’image de la Grèce antique. Peut-on tenter un péplum philosophique ? En tout cas, je souhaiterais que ce soit réellement un film visible par tout le monde.

Et je voudrais introduire des personnages inconnus, telle que Madame Platon. J'imagine une séquence dans laquelle Platon, en train d'écrire le Banquet, dirait à sa femme qu'il s'amuse bien, qu'il y règle son compte à Aristophane. Puis, il lui confierait qu'il est en panne : il ne sait pas comment donner son propre point de vue. Et sa femme lui dirait : «Fais un scoop, fais le dire par une femme…» Et cela donnerait Diotime, le personnage final du Banquet.

Une idée du casting ?

De Niro ferait un très beau Socrate… Et Brad Pitt pourrait être Platon jeune. (Rires)

Alain Badiou Cinéma, textes rassemblés et présentés par Antoine de Baecque, Editions Nova, 23 euros.

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