«Hôtel» avec vue sur le monde virtuel

par Marie Lechner
publié le 11 octobre 2012 à 10h38

Des terroristes cagoulés et des policiers casqués jouent au volley-ball dans le parc d'un hôtel, sautant de part et d'autre du filet, en grappe compacte, comme un seul homme. La scène est surréaliste, étrange. Comme tout ce qui se passe, d'ailleurs, dans la série Hôtel , filmée dans un monde en 3D, œuvre en ligne de l'artiste Benjamin Nuel diffusée depuis mercredi dernier sur le site d'Arte .

D’ordinaire, ces personnages archétypaux de jeu vidéo sont occupés à se poursuivre dans des missions trépidantes et à se canarder à qui mieux mieux. Ici, les machines de guerre désœuvrées, extirpées de leur champ de bataille, errent sans but dans un décor bucolique, s’employant à tuer le temps, à défaut d’autre chose, jouant de l’ukulélé ou battant les cartes. Pas d’adrénaline, mais de la nicotine. Un terroriste philosophe en se curant le nez, tandis que le policier tire tristement sur sa cigarette…

Tous les ressorts ludiques sont comme désamorcés, le mécanisme du jeu démonté et neutralisé. Seul événement qui vient perturber la neurasthénie, une poule bondissante aux couleurs criardes et des phénomènes inquiétants menant progressivement au délitement de ce monde virtuel. Pan de ciel qui se détache, laissant un trou noir béant, prairie se liquéfiant, texture qui se brouille, pelouse qui «glitche» : modélisation imparfaite, erreur de transmission, Hôtel bugge sévère !

Dans ce monde de pixels en perdition, deux personnages se détachent de leurs clones, tous programmés pour une fonction précise (se battre), dotés des mêmes souvenirs (ce qui donne lieu à des scènes cocasses) et d'un discours stéréotypé. «Au départ, ils sont indifférenciés, ce sont des scripts de jeu vidéo. Et puis, il y a comme l'émergence d'une conscience, même s'ils restent assez débiles» , confie à Libération Benjamin Nuel, 31 ans, qui a développé Hôtel au Fresnoy, studio d'art contemporain à Tourcoing (Nord), sous la forme d'un jeu vidéo erratique à l'interactivité quasi nulle. Ce projet initial, datant de 2008, a servi de matrice à cette série de dix vidéos, plus narrative, qui se double d'un monde virtuel à explorer évoluant d'un épisode à l'autre. Chaque semaine, un nouvel espace est débloqué, un peu à la manière d'un niveau de jeu, où l'on pourra déambuler et faire l'expérience de ce vide existentiel.

L'ambiance déliquescente d' Hôtel n'est pas sans évoquer la torpeur asphyxiante du film de Lars Von Trier, Melancholia : l'attente impuissante d'une fin du monde inéluctable, mais sans le lyrisme et avec une bonne dose d'absurde et de grotesque. D'étranges météorites s'échouent d'ailleurs régulièrement sur sa verte pelouse, sculpture formée d'un amoncellement de mitraillettes qui se fond dans le sol synthétique au mépris des lois de la physique, papillon géant qui s'écrase avec fracas contre une vitre. Difficile de ne pas y voir une allégorie de notre société contemporaine dématérialisée, la fragilité de sa mémoire numérique. «C'est une vision inquiète, on est évidemment dans un basculement, un changement d'ère, mais je ne voulais pas céder au nihilisme de Melancholia. La fin est plus ouverte. L'expérience est prolongée par une expérience contributive sans limite de temps…» , raconte Benjamin Nuel.

Quand le monde d' Hôtel aura disparu, ses reliques graviteront dans le vide intergalactique sous forme d'objets 3D auxquels seront rattachés les épisodes, sur le site d'Arte. «Plus le temps passe et plus il faudra naviguer longtemps jusqu'aux confins du cosmos pour retrouver les archives, les objets dérivent, comme soumis à un mouvement d'expansion infini» , explique l'auteur. L'internaute pourra aussi y glisser ses fichiers personnels, textes et images, dont un échantillon sera prélevé et prendra lui aussi la forme d'un objet 3D selon la nature du fichier. «L'idée est de réaliser une sorte d'archéologie numérique, où l'on retrouvera des fragments de mémoire à mesure qu'on remonte le temps» , explique Nuel, qui vient de lancer une campagne de crowdfunding pour son prochain film, Un cheval sans nom -- «un film de fin du monde, zen» .

Paru dans Libération du 10 octobre 2012

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