Hugh Laurie, anesthésiant

par Sabrina Champenois
publié le 10 mai 2011 à 13h59
(mis à jour le 10 mai 2011 à 15h17)

Tous les acteurs vous le diront : bien sûr que non, ils ne sont pas leurs personnages sinon ils seraient bons pour le cabanon, hé hé, tout l'intérêt du métier réside d'ailleurs là, dans la possibilité de se glisser dans la peau d'un autre pour ensuite revenir complètement à soi, etc. OK. Tout de même : que Hugh Laurie soit à ce point-là dissemblable du Dr Gregory House, de l'hôpital fictif Princeton Plainsboro, Etats-Unis, on ne digère pas. Il est si réjouissant, jouissif, House, si résolument mal aimable, de mauvaise foi et asocial comme on rêverait de pouvoir l'être avec la même absence de culpabilité. Se faire sadiser par Laurie comme le claudiquant House rend chèvre ses élèves assistants avec ses diagnostics visions sarcastiques, tel était l'objectif, l'espoir. Courroucée mais ravie on serait repartie, et l'article se serait écrit tout seul, un boulevard, que dis-je une autoroute. Sinon, en plan B, il y avait l'option chouette déconnade, en écho cette fois à Tout est sous contrôle , son polar dans la roue d'un motard mal embouché et bibineur mais non dénué de principes. Dans tous les cas, ça allait pulser.

Au lieu de quoi : une urbanité sans faille, une affabilité teintée de profil bas. Quelle tristesse, what a pity ! en VO. N'était sa chemise azur comme ses pupilles, on filait chez l'ophtalmo sur le mode «soudain, tout est devenu gris».

Sur le papier, cet homme est pourtant chatoyant, une vraie boule à facettes. Sa nouvelle casquette : chanteur de blues. Mais il ne la porte pas à l'envers, loin s'en faut, on ne lui a pas parlé de rap vu que déjà, la pop… «Bien sûr, si la radio passe du Bowie, je trouve ça bien. Mais je n'ai jamais acheté un seul disque de pop, et très peu de rock, à peine un disque de Dylan. Je rêvais d'être Woody Guthrie, Dylan essayait d'être Woody Guthrie : j'ai donc essayé d'être Dylan…» Le jour de la rencontre, son premier album, le très accort Let Them Talk, vient de sortir. Il parle d'un outing «très intimidant» , admet qu'une bonne part du public qui viendra à ses concerts le fera sans doute en fan de Dr House : «L'essentiel est que les gens prennent du plaisir à la musique. Mais bon, peut-être qu'ils vont partir en courant en plein milieu et que tout ça va finir en Muppet Show.» Il a pourtant de l'expérience, membre du Band From TV, un groupe à but caritatif et à géométrie variable composé de gens du petit écran qui touchent leur bille en musique. «Oui mais là, c'est très différent, je suis aux manettes.» De quoi a-t-il donc peur, lui qui résonne assuré et plutôt enjoué sur disque, voix grave, chaude, joueuse ? «De tout. Je suis d'une nature anxieuse. Je peux avoir des moments d'euphorie mais ils ne durent jamais, très vite je me demande si c'était si bien que ça, si je n'aurais pas pu faire mieux.» Limite Calimero, l'acteur réputé touche 400000 dollars [272000 euros] de cachet par épisode (par épisode !), à la vie sentimentale notoirement stable (il est marié depuis 1989 à Jo Green, une administratrice de théâtre, ils ont une fille et deux garçons). Son sport est la boxe, son panthéon personnel (qu'on lui arrache sous la torture, «je déteste les listes» ) penche, côté femmes, vers une aura vénéneuse (Bette Davis, Judi Dench), versant hommes vers une virilité plus ou moins suave (James Stewart, Gene Hackman, Clint Eastwood). A le voir, on pense plutôt à Woody Allen ou à Bill Murray -- celui déboussolé de Lost in Translation.

Brit attitude , en concluent d'aucuns, rapport à l'autodérision légendairement en cours chez Albion. Il est vrai que jusqu'à House, la trajectoire de James Hugh Calum Laurie était 100% anglaise. Fils «du milieu» (entre deux sœurs aînées et un frère cadet), d'un médecin, il est né et a grandi à Oxford, a été collégien à Eton avant d'intégrer Cambridge pour un cursus archéologie-anthropologie. Il y fait tout bien, de l'aviron notamment, dans l'équipe qui affronte chaque année Oxford dans la Boat Race sur la Tamise. Mais bon, lui souligne n'avoir jamais eu le niveau de son père, rameur médaillé d'or aux JO de Londres en 1948.

À Cambridge, il découvre aussi le théâtre, via sa copine-camarade Emma Thompson qui l'embarque dans Cambridge Footlights, le club de théâtre du campus et biotope de moult futures pointures, de John Cleese (Monthy Python) à Cecil Beaton (photographie). Décisif Footlights, qui lui fait rencontrer l'excellent Stephen Fry, futur parrain de ses trois enfants et alter ego du début de sa carrière, dans des séries télévisées. A cette époque-là, Laurie a tout d'un néo-Buster Keaton, cinglé impassible. Dans ces sketchs, il lui arrive déjà de chanter, et très bien, façon farce. On recommande à cet égard un tour sur la Toile, pour Mystery par exemple, avec ses absurdes rimes en «I», ou I'm in Love With Steffi Graff , où un Laurie à mèche bieberesque se profile en poignardeur de la rivale ahanante Monica Seles. Dix ans plus tard, en Dr House, l'autodidacte musical se fend volontiers d'un morceau de guitare ou de piano.

Et si le spleen de notre chanteur de blues venait de là : et s'il avait loupé sa vocation ? Il lève un sourcil dubitatif. «Je ressens une certaine fierté à être acteur. On les présuppose souvent stupides, vaniteux, moi, je les vois intelligents, perspicaces, très observateurs et pas seulement de leurs propres personnes. Ils sont en outre très souvent drôles, les bons en tout cas.» Son rapport à la musique relève néanmoins du cri qui vient de l'intérieur. «C'est le domaine artistique auquel j'accorde le plus d'importance, et ce à quoi je pense la plupart du temps. Parmi tout ce que j'ai pu faire jusqu'ici, cet album est ce qui se rapproche le plus de ce que je suis.» Hommage au son de La Nouvelle-Orléans où il a été en partie enregistré, Let Them Talk est constitué uniquement de reprises. Qu'attend Laurie pour prendre une plume qu'on sait alerte ? «J'écris des chansons, mais plutôt des pastiches. Une chanson qui vient du cœur, c'est encore autre chose. Pas sûr que j'en sois capable.» Et d'ajouter, sérieux comme un pape ou un fan : «Ce qui m'importait, c'était de faire quelque chose d'honnête, de sincère. Il n'y a pas d'effets spéciaux sur cet album, rien de trafiqué.»

Alors, on en vient à remercier les journaux anglais. Que Hugh Laurie ne lit plus, pas seulement parce qu'il vit principalement outre-Atlantique depuis House : «Ils sont d'une arrogance. J'ai l'impression que chaque article a avant tout pour but de doper l'ego de son auteur, et ça concerne tous les domaines, pas seulement la critique. Ils ont systématiquement raison et les autres tort, c'est une posture absurde, absurde.» Et de citer Shakespeare d'un air entendu : «Le sage lui-même sait être un imbécile.» Depuis l'Amérique, le citoyen Laurie ne vote plus non plus, après avoir été abonné au bulletin Labour. Pourquoi ? Moue, haussement d'épaules. C'était fugace, mais l'espace de trois minutes, on a entrevu Greg House. Atrabilaire, impatient, nébuleux. Un coup de fouet, enfin.

Paru dans Libération du 9 mai 2011

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