Il est tracé par ici, il repassera par là

par Sophian Fanen
publié le 7 mai 2012 à 12h20
(mis à jour le 7 mai 2012 à 14h17)

Ce vendredi matin de mai 2015 n'a décidément pas bien commencé. Alors que vous partez - déjà en retard - au travail, un message d'alerte surgit sur votre smartphone : «Panne électrique, plus de métro jusqu'à nouvel ordre sur votre ligne.» C'est embêtant, mais l'application sait déjà où vous êtes en situant votre téléphone. En croisant cette géolocalisation, votre destination habituelle et les données de circulation en temps réel dans la ville, elle vous propose un itinéraire bis : «Prenez le bus 31 dans quatre minutes puis la ligne 5. Vous arriverez à 9 h 31.»

Ce petit scénario vite tracé n’est qu’une infime partie de l’iceberg qui se dirige vers les utilisateurs de téléphones portables et de tablettes, c’est-à-dire tout le monde, ou presque, dans un futur proche. Encore utilisées de façon embryonnaire, les données de localisation de ces engins sont appelées à devenir un nouveau pilier de la vie quotidienne connectée. Peut-être pour le meilleur et probablement pour le pire.

La géolocalisation sert surtout aujourd'hui à utiliser des plans et des cartes, ou à trouver un restaurant dans le coin. Mais les acteurs du secteur, comme l'américain Foursquare ou le français Dismoioù , qui ont créé des réseaux sociaux fondés sur les déplacements et les avis de leurs utilisateurs volontaires, sont déjà dans l'après.

«Jusqu'ici, vous utilisiez Foursquare pour dire à vos amis où vous êtes et ce que vous faites , détaillait un cadre de l'entreprise, fin 2011. Mais nous nous sommes aperçus que vous fréquentez toujours les mêmes endroits. Demain, plutôt que de suivre votre chemin, nous allons vous en dévier.» C'est le point de départ du service Explore, de Foursquare, qui croise «les endroits où vous êtes passé, ceux où vos amis sont passés et des informations sur vos goûts et habitudes» . «Il s'agit désormais de créer de la valeur avec l'intimité des gens» , résume Henri Verdier, cofondateur de MFG Labs, une société spécialisée dans la collecte et l'exploitation de big data, ces bases de données géantes constituées, au choix, par les échanges (Facebook), les achats (Amazon) ou les mouvements des internautes (Foursquare, Facebook). Une masse d'infos qui permettent déjà de dresser des profils type et des statistiques. Par exemple, du trentenaire célibataire hindouiste et amateur de high-tech…

Un peu flippant, non ? Sans doute. Mais cette mutation semble inéluctable, poussée par la diffusion des smartphones et des réseaux 4G. Google l'a bien compris, en lançant son projet de lunettes connectées . Pour Gilles Barbier, le directeur de Dismoioù, la première couche sera commerciale. «Actuellement, seuls les très gros ont les moyens de se payer des campagnes de pub. D'ici quelques années, on peut imaginer que la popularisation de la géolocalisation permette aux petits commerces de toucher directement et efficacement des clients potentiels. Dans ce domaine-là, la dimension locale et collaborative de la recommandation qui sera proposée est très importante.»

C'est ce principe qu'applique déjà Waze , une start-up israélienne installée en Californie. Son application pour smartphone trace les automobilistes pour construire, grâce à leurs mouvements, une cartographie et un état de la circulation en temps réel.

Waze

Autant de services qui «fonctionnent à partir de données sensibles parce qu'individuelles» , avertit Lionel Damm, de l'agence de marketing social On prend un café. « On n'arrivera pas à une utilisation massive de services géolocalisés sans partir d'un principe : il faut que le bénéfice pour l'utilisateur dépasse le coût en termes de vie privée.»

«On doit être très transparent, sinon l'utilisateur se détourne , ajoute Gilles Barbier. Sauf qu'il y a aujourd'hui un vide juridique : les données appartiennent individuellement à l'utilisateur et collectivement à l'éditeur du service qui les recueille.» Plusieurs initiatives législatives sont déjà sur le tapis aux États-Unis comme en Europe, où un nouveau règlement doit être voté en 2013.

En France, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) surveille aussi le dossier de près, mais avec peu de moyens de pression sur des entreprises souvent installées hors de l'Union européenne. Tout cela pour accompagner tant bien que mal une rupture qui sera aussi générationnelle. «On peut continuer à avoir peur des bases de données géantes façon Big Brother , avance Henri Verdier. Il y a en effet un savoir latent monstrueusement, fin et précis, chez les détenteurs de ces données de masse, qui sont souvent de grandes entreprises. On dit, par exemple, que Visa peut prévoir un divorce d'après les mouvements et les achats de ses utilisateurs. Ou alors, on peut faire avec, tout en ayant le choix de se déconnecter, et penser que ces informations de géolocalisation feront partie de notre identité en ligne et qu'elles enrichiront nos relations et notre consommation.» Dis-moi où tu es, je te dirai qui tu es.

Paru dans Libération du 4 mai 2012

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus