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Libération

Ina Mihalache. Solange, mi-démon

par Isabelle Hanne
publié le 25 juillet 2012 à 11h19

La petite fille s’ennuie gentiment dans sa chambre. Allongée à plat ventre sur son lit défait, les jambes ballantes, elle dessine sa solitude, les doigts tâchés d’encre. Puis, elle se lève et interprète des personnages inquiets, qui s’interrogent, devant un public invisible. Et si les cabinets étaient une pièce à vivre comme les autres ? Comment peux-tu ouvrir la fenêtre sans te laisser aspirer de l’autre côté ? Le fromage prend-il plus de place qu’il n’en occupe ? As-tu déjà été au contact de ce monde invisible qui s’agite quand tu dors ?

C'est ainsi qu'on imagine Ina Mihalache enfant. Aujourd'hui, elle a 27 ans, mais toujours un rire de chipie, des ballerines roses aux pieds et un minigabarit. Elle a simplement lâché ses feutres pour bidouiller des vidéos métaphysico-dépressives, dans lesquelles elle se pose les questions listées ci-dessus et prodigue ses conseils. Ça s'appelle «Solange te parle», et ça dure depuis l'automne, sur son site internet. Ina-Solange y développe doctement une problématique autour d'un mot pioché dans le dico - son «livre de chevet» . D'ailleurs, à part le Nouveau Petit Robert et une pile de Télérama, on n'a pas vu d'autres lectures dans son petit appartement parisien bien rangé, qui lui sert de studio et de décor. Ses tabourets, sa couette taupe, son parquet, ses toilettes : on avait déjà tout vu à l'écran. Sauf les trépieds, le micro, et la caméra, forcément. A propos de caméra, la jeune fille se filme pendant tout l'entretien. Toi ? Avec ta voix douce et hésitante ? Ta peau porcelaine et ton sourire timide, tu t'autolâtres ? Depuis ses heures de tchat vidéo à 14 ans, Ina Mihalache est son propre objet d'étude. Elle est sa meilleure comédienne, la réalisatrice d'elle-même. Sur l'épisode webcam, elle dit : «Inconsciemment, ça a beaucoup défini mon rapport à ma propre mise en scène. A l'époque, je ne pouvais pas le dire comme ça. Mais avoir une webcam, c'est avoir un cadre, une lumière, un costume…» Elle dit aussi, sans élaborer : «Ma sexualité s'est beaucoup définie par ce rapport à la distanciation avec la webcam. Rétrospectivement, ça m'a beaucoup forgée, même comme femme.»

Ses parents, mère québécoise et père roumain qui a fui Ceausescu, se sont rencontrés à l'usine. Ina Mihalache, fille unique, naît et grandit à Montréal, «solitaire et bricoleuse». Elle a des lubies, abdique assez vite. «J'ai tout essayé : le piano, le violoncelle, la danse contemporaine. Souvent j'abandonnais mais mes parents étaient là. Ils voyaient que je cherchais, c'était pas grave.» Mais au fait : Toi ? Québécoise ? Avec ton accent pointu et ta diction de tragédienne ? A l'âge de 10 ans, Ina a décidé de perdre son québécois. «C'est comme si je portais un vêtement dans lequel je n'étais pas bien. J'ai dû trouver mon style, changer ma garde-robe, trouver les bonnes chaussures.» Elle apprend devant TV5, les Z'amours, Pyramides . A 14 ans, elle parle un français parfait. Ce n'est pas une crise d'ado, ses parents comprennent. «Ils m'ont toujours soutenue dans ma recherche de différence. Et ce n'était pas tant un rejet de la culture québécoise qu'une fascination pour la culture française.» Ça fait huit ans qu'elle vit dans cet Hexagone fantasmé. Elle en est un peu revenue. «A Paris, on reçoit l'agressivité des gens. C'est un peu un cliché mais, quand je reviens au Québec, je suis émue aux larmes du sourire d'une secrétaire, d'entendre les gens dans les cafés, dans les magasins. Ici, c'est anormal d'être gentil.» Pas facile aussi d'être étrangère en France. Après moult galères de papiers, Ina a trouvé la solution radicale : elle va se marier avec un Français avec qui elle est «depuis longtemps» .

C'est pour suivre un autre amoureux qu'elle arrive à Paris en 2004. Elle intègre la même année le cours Florent, elle qui a découvert, à 17 ans, la jouissance du jeu, alors qu'elle ne s'est jamais rêvée actrice : «Surtout en tant que fille, c'est synonyme de soumission. On te dit quoi faire, et puis tu le fais, et puis tu te montres…» Elle n'apprécie guère d'être la chose de ses formateurs. «Elle n'était pas dans l'apprentissage : elle proposait déjà quelque chose, se souvient Marie, une amie comédienne. Elle n'a jamais eu envie de faire des concessions. Elle est très sûre de ses choix : qui l'aime la suive.» Ina sera recalée quatre fois au concours d'entrée du conservatoire. «Je suis un peu rigide comme actrice, je ne sais pas tout faire.» Elle ne se prête pas au jeu des castings, mais gagne son autonomie en apprenant à cadrer et à monter des documentaires. Aujourd'hui, elle vit de montage, de voix off, de petits rôles. Elle fait de la vidéo expérimentale, dont ce triptyque de huit heures sur des actrices inoccupées, en temps réel. L'idée du format de Solange … lui est venue en découvrant les podcasteurs vidéo (Norman, Hugo). Le prénom Solange, «parce qu'il est désuet» . Le fond, lui, était déjà là : «Ça poursuit mes recherches thématiques : l'isolement, l'oisiveté, l'absence de but, le minimum vital…»

De sa «rééducation» langagière, Ina a conservé une certaine lenteur dans le phrasé, une application dans les liaisons. «Le choc, c'est sa voix, son débit des années 60, dit d'elle Mathieu Amalric, qui l'a dirigée sur un court-métrage. Et c'est très intrigant, une femme qui travaille sur la retenue, dans cet Internet qui d'habitude travaille plutôt la colique.» Et la critique : les internautes s'en prennent parfois violemment à la jeune artiste. «Je clive beaucoup. Il y a des gens qui ont une allergie à moi, qui ne supportent pas ma diction, ma voix, ma façon de bouger, mon surjeu.» Surtout depuis début juillet et le lancement de sa chronique sur France Inter, dans laquelle elle lit des fils Twitter. On lui reproche ses «angoisses», son «malaise» . Ça la blesse. «Certains matins, je me demande pourquoi je continue.» Marie : «Elle est ultrasensible, mais pas fragile.» Elle se blinde par le sport : «Pompes, tractions, étirements, yoga… J'ai envie de dire je peux, je peux répondre physiquement, je peux encaisser.» En dehors de ces séances de discipline quotidienne, elle est très casanière, va au cinéma, écoute la radio.

Dans ses interventions sur France Inter, elle s'amuse de l'absurdité de Twitter et de ses flux infinis qu'elle juge «très poétiques : c'est comme si quelqu'un parlait sans arrêt, depuis toujours et pour toujours». «Ça énerve un tiers des gens : c'est la marque des grands ! sourit Joël Ronez, le directeur des nouveaux médias à Radio France qui l'a mise à l'antenne. C'est une artiste totale : auteure, interprète, monteuse, réalisatrice… Elle fait un truc très contemporain, qui n'appartient qu'à elle, et qui sonne comme une pépite old school, intemporelle.» Complètement dans l'air et hors du temps. Ça résonne à la lecture de son propre fil Twitter : «Atelier plantage de couteaux dans une pastèque à des fins vaudou»; «Quelque chose quelque part est en train d'avoir lieu dont nous dépendons tous»; «Même en m'exerçant, j'arrive jamais à contourner la loi»; «Ce moment où tu pries pour être une belle petite vieille quand ça viendra»; «Les collants, j'essaie d'arrêter»; «Parfois tu te sens comme une balle de golf qui vient de tomber dans son trou, et tu soupires de contentement».

En 6 dates

14 mai 1985 Naissance à Montréal.

_ 1995 Décide de perdre son accent québécois.

_ 2004 Arrive à Paris et commence le cours Florent.

_ 2007 Joue dans Deux Cages sans oiseaux, court métrage de Mathieu Amalric.

_ Novembre 2011 Naissance de Solange te parle sur Internet.

_ Eté 2012 Solange lit Twitter sur France Inter.

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Paru dans Libération du mardi 24 juillet 2012.

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