Instagram entretient le flou

par Sophian Fanen
publié le 26 décembre 2012 à 19h11
(mis à jour le 26 décembre 2012 à 19h14)

Quand on dirige un réseau social et qu'on ne fait pas face à une class action , c'est qu'on a raté sa vie. Voilà ce qu'ont dû se dire les dirigeants d'Instagram, application star de l'échange de photos sur Internet, visée depuis lundi par une action collective en justice déposée devant le tribunal de San Francisco, en Californie.

En cause une nouvelle fois , la refonte des  conditions générales d'utilisation  (CGU) d'Instagram, réseau «gratuit» racheté par le géant Facebook en avril. A cette occasion, l'entreprise avait clairement annoncé son intention de gagner de l'argent avec les photos échangées par ses quelque 100 millions d'utilisateurs revendiqués, en stipulant que ces derniers devraient accepter «qu'une entreprise ou une autre entité puisse payer pour afficher [leur] pseudonyme, avatar, photos (ainsi que toutes les métadonnées associées), et/ou actions en ligne, dans du contenu payant ou sponsorisé, sans aucune compensation» .

Une marque spécialisée dans le pâté pour chien pourrait donc payer Instagram afin d'utiliser la photo que vous avez prise de Kiki, votre bouledogue rigolo, en train de faire ses bêtises habituelles. Sans vous demander la permission et, surtout, sans même que vous soyez au courant. Instagram n'a par contre pas précisé où seraient placées ces publicités (dans l'application elle-même ou n'importe où en ligne?), qui ressemblent comme deux gouttes d'eau aux liens sponsorisés de sa maison-mère Facebook.

Ses nouvelles CGU ont malgré tout rapidement soulevé un tollé sur Internet, certains utilisateurs annonçant leur intention de quitter le réseau. Instagram avait alors opéré un repli stratégique  : en fin de semaine dernière, son cofon­dateur Kevin Systrom expliquait ainsi que «la formulation […] employée soulevait l'éventualité que vos photos puissent être intégrées à une publicité. Ce n'est pas notre intention, et nous allons donc retirer les termes qui ont pu le laisser penser» . Instagram n'avait-il réellement pas mesuré l'impact de sa politique, ou s'agissait-il d'une tentative «pour voir» ?

Quoi qu'il en soit, les CGU révisées sont toujours attendues pour le 19 janvier, et la class action initiée en Californie vise à mettre la pression sur le duo Facebook-Instagram afin d'éviter un nouveau revirement. Quitte à s'arrêter là.

Portée par le cabinet Finkelstein & Krinsk, spécialisé dans ces actions collectives de consommateurs mais accusé cette fois-ci de légèreté juridique dans sa requête, la plainte estime qu'Instagram enfreint la loi californienne en s'attribuant le droit de revendre à un tiers les photos prises par ses membres. Elle vise aussi un point négligé des ex-nouvelles CGU du réseau : une clause qui empêcherait les utilisateurs de «rejoindre une class action» ou «toute autre action collective» en justice dans le futur, et les obligerait donc à porter plainte individuellement --  c'est-à-dire moins efficacement.

Pour l'instant, Facebook a répondu au nom de sa filiale Instagram, estimant sur le fil de l'agence Reuters que «la plainte est sans fondement» et «sera combattue vigoureusement». En mai, le réseau mondial avait déjà été visé par une première class action, des internautes l'accusant de surveiller leurs activités en ligne, même s'ils sont déconnectés de ses services --  notamment via les boutons «like» présents sur de très nombreux sites.

Au-delà du seul cas Instagram, la bataille entre internautes et géants du Web sur les questions de données personnelles et de vie privée s'amplifie de mois en mois, faute de lois et de jurisprudences claires. Au printemps, la très active ONG américaine Electronic Frontier Foundation, créée en 1990 pour défendre les droits des internautes, a ainsi renouvelé ses propositions pour mieux encadrer les réseaux sociaux. Elle propose d'inscrire dans la loi américaine le droit des utilisateurs à «décider de façon informée qui peut accéder à leurs données [textes, photos, etc., ndlr] et comment celles-ci sont utilisées»  ; l'obligation de leur demander «l'autorisation de réutiliser leurs données»  ; et «le droit d'effacer intégralement des données ou son compte». Que ceux qui pensent que ces trois règles tiennent du bon sens relisent les conditions d'utilisation de tous les réseaux sociaux…

Car les législations avancent moins vite que la technologie, aux Etats-Unis comme en Europe. L'Union européenne doit ainsi revoir la directive du 24 octobre 1995 sur le «traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données», devenue largement obsolète. Un règlement européen prendra sa suite, c'est-à-dire une loi communautaire qui s'appliquera à tous les Etats membres sans avoir à être transposée dans le droit de chaque pays.

«Nous souhaitons que la protection maximale soit active par défaut, que les utilisateurs n'aient pas à s'opposer mais plutôt à autoriser l'utili­sation de leurs données, commentait hier pour Libération l'eurodéputée socialiste Françoise Castex, très ­active sur les questions liées aux données personnelles. On voit que la réutilisation des données est devenue un enjeu économique majeur sur Internet. Le problème aujourd'hui, c'est qu'il est très difficile d'agir si les données sont revendues à l'insu de l'utili­sateur.»

Une fois les dernières réticences levées (de la Grande-Bretagne et l'Irlande notamment), le nouveau cadre européen ne sera pas voté avant le milieu de 2013 , pour être effectif vers 2016. Soit l'équivalent de deux ou trois années-lumière en temps Internet… D'ici-là, les internautes français peuvent s'appuyer sur la loi dite «informatique et libertés» de 1978, qui permet de s'opposer à l'utilisation commerciale de photos et autres données.

«Nous avons un cadre législatif important en France et en Europe, une des législations les plus protectrices du monde dans ce domaine, rappelle en effet Mathias Moulin, directeur adjoint de la Cnil (Commission informatique et libertés). Il s'agit de l'harmoniser, mais aussi de la rendre plus pragmatique. Il nous faut aussi discuter encore avec Facebook, Google et les autres grandes entreprises internationales du secteur. Nous les connaissons, nous les rencontrons fréquemment pour aboutir à une mise en conformité de leurs pratiques. Ce sont souvent des entreprises qui ont une culture américaine, sensiblement différente de nos habitudes en Europe, et tout ça prend du temps. Mais regardez Facebook: avant, il était impossible de supprimer totalement un compte; aujourd'hui, c'est possible» -- mais encore très compliqué .

Lire les réactions à cet article.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus