Internet : de la cinéphilie à la ciné folie

La Toile permet de dénicher des oeuvres réputées introuvables. Trois passionnés racontent.
par Eric Loret
publié le 2 mai 2007 à 10h17

Il y a dans tout cinéphile un Don Juan qui se connaît. Il aime moins fréquenter les salles que collectionner les conquêtes. Moins ce qu'il a déjà vu que ce qui lui résiste encore. Perec s'en moque gentiment dans les Choses : «...ces films réputés géniaux, dont ils avaient la liste en tête et que, depuis des années, ils tentaient vainement de voir.» Un cinéphile est un type (plus rarement une fille) qui fait des listes, il lui en faut mille e tre , c'est-à-dire jamais assez. Il a développé un goût fétichiste du cinéma, qu'il aime regarder par morceaux (la lumière sur un visage, les jeux de son ou de montage...) autant que dans son entier. Qu'il soit Z ou expérimental, un bon film est un film qui lui donne du grain à moudre. Un mauvais, celui qui ne lève aucune idée dans son cerveau pourtant paranoïde.

Pour ceux qui avaient déjà empilé plus de cassettes vidéo qu'ils n'en pourraient jamais regarder, Internet est du pain béni, avec son catalogue infini d'incunables. Outre la vidéo à la demande, les sites de téléchargements illégaux ou de partage toléré fournissent le plus gros du bataillon. Parmi ces derniers, les amateurs connaissent bien archive.org , où l'on peut disposer, en copie moche, d'oeuvres comme Nosferatu de Murnau ou M le Maudit de Fritz Lang . La notion américaine de fair use (usage réservé à l'amélioration intellectuelle de l'emprunteur) autorise de même ubu.com , médiathèque expérimentale où l'on trouve Pour en finir avec le jugement de Dieu d'Artaud en MP3 ou Film de Beckett en streaming. On y télécharge tout l'underground américain : Fuses de Carolee Schneemann ou Flaming Creatures de Jack Smith, mais aussi Black Panthers d'Agnès Varda ou le meilleur des années 20 : Entr'acte de René Clair, les courts de Man Ray, Ménilmontant de Kirsanov... Par ailleurs, des réalisateurs comme le fumant Syberberg, porté disparu des écrans et festivals, mettent en ligne leurs oeuvres ( syberberg.de ). L'essentiel de la cinéphilie Internet est cependant illégal. Avec des logiciels P2P comme eMule ou BitTorrent, l'accro aux images perdues peut virtuellement trouver tout ce qu'il cherche depuis des plombes, pourvu que cela ait eu un jour et quelque part dans le monde un support autre que celluloïd. Nombreuses en effet sont les âmes charitables qui gravent les films diffusés à la télé sur leur disque dur et quelques bienfaiteurs de l'humanité vont même jusqu'à transcoder leurs vieilles VHS en DivX pour les faire circuler jusqu'à l'autre bout de la terre. Trois visionneurs compulsifs de raretés épuisées ou non éditées évoquent leur pratique, qu'ils voient comme un fair use sans lien avec le piratage.

Aurélie, 38 ans, critique de cinéma

_ «Etudiante, j'allais au cinéma tous les jours. Maintenant, c'est plus difficile, j'y vais beaucoup pour mon métier, mais je ne vois pas forcément les films que je veux. Et j'ai l'impression que la plupart ne restent qu'une semaine ou deux à l'affiche. Donc j'utilise le P2P pour étancher ma soif de nouveau ou combler mes lacunes. L'autre jour, j'ai téléchargé deux heures de rushes de Sayat Nova de Paradjanov, au moment de la rétrospective. Un document introuvable. Ou alors, en lisant une bio de Heidegger, j'ai appris qu'il était fan de films de montagne, un sous-genre de l'expressionnisme. J'ai trouvé trois films hallucinants d'Arnold Fanck avec Leni Riefenstahl, dont Die Weiße Hölle vom Piz Palü de 1929, qui était passé sur Arte. Ça m'a rétrospectivement éclairée sur Careful de Guy Maddin ( lire ci-contre ), parce que je voyais bien depuis des années que c'était une parodie de film de genre, mais j'ignorais lequel.»

Vincent, 27 ans, enseignant-chercheur

_ «Si l'on veut être réglo, l'enseignement du cinéma devient vite un cauchemar, question durée des extraits, oeuvres autorisées, etc. Il y a des centrales d'achat, mais leurs catalogues sont très pauvres. Donc je suis nécessairement dans l'illégalité. J'écris mon cours d'abord et je me procure les extraits ensuite. Là, je travaille sur le cinéma européen avec des étudiants américains. J'ai téléchargé Alice dans les villes de Wenders, dont on ne peut acheter actuellement aucune copie dans le monde. Sinon, je commande souvent des DVD en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis , que je paie évidemment de ma poche, parce mon école n'a pas résolu la question des droits . J'ai récupéré Palombella rossa de Moretti et ses premiers longs métrages, que je n'avais jamais vus, Io sono un autarchico et Ecce Bombo. Je ne les utilise pas en classe, c'est pour ma formation personnelle. L'un est une copie en VO enregistrée sur la Rai 3, l'autre vient de je ne sais où, on peut télécharger des sous-titres en italien séparément . C'est souvent le problème, d'ailleurs, de se procurer des sous-titres pour les DivX. Parfois aussi, on trouve des copies atroces, transférées d'une vidéo baveuse . J'ai Prospero's books de Greenaway comme ça, incrusté de sous-titres coréens énormes ! Dans le même genre pixelisé, il y a la Cicatrice intérieure de Garrel ou Une visite au Louvre de Straub et Huillet. Ce n'est pas montrable, mais je suis content de les avoir pour mes recherches.»

Gaspard, 45 ans, illustrateur

_ «Mon truc, c'est le cabinet de curiosités. Les films un peu limites, proches de l'art. Je suis poussé par l'ange du bizarre. Doublé d'une érotomanie sans complexes. Parmi mes trophées, je suis assez fier de Vinyl de Warhol (mais doublé en italien) ou de Taxi Zum Klo de Franck Ripploh , un film ouest-allemand de 1981 . C'est l'autobiographie d'un prof de lettres qui fait les tasses et les saunas gays la nuit. Il se filme, s'amuse à se montrer crétin, c'est drôle, sexy, tendre. Après avoir acheté une étude sur l'âge d'or du cinéma érotique et porno chez Ramsay, j'ai récupéré Sweet Movie, un classique français des années 70 , avec Pierre Clémenti et Carole Laure . On y voit les actionnistes viennois faire des trucs délirants, il y a des scènes très marrantes qui vous mèneraient aujourd'hui directement en taule si on osait les montrer. Je crois qu'un DVD va paraître aux Etats-Unis en juin et je me demande s'il sera expurgé. Maintenant, je cherche des titres un peu mythiques, comme la Bonzesse de Jouffa o u Change pas de main de Vecchiali, mais je n'ai pas trop d'espoir. Cela dit, il y a beaucoup de surprises dans le peer to peer . En cherchant des films avec Mishima acteur, je suis tombé sur Yukoku (Rites d'amour et de mort) , sa seule réalisation, expérimentale, très lente, sexuelle et patriotique.»

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