La tentation d'un Internet «propre»

par Astrid GIRARDEAU
publié le 13 juin 2008 à 15h05
(mis à jour le 13 juin 2008 à 16h08)

«Je suis tout le temps soucieux au sujet de ma fille et d'Internet, bien qu'elle soit trop jeune pour se connecter. Voici ce qui m'inquiète. Je crains que dans 10 ou 15 ans, elle vienne me voir et me dise "Papa, où étais-tu quand ils ont supprimé la liberté de la presse sur Internet?"» La célèbre phrase de Mike Godwin, de l' Electronic Frontier Foundation , en 1996, n'a jamais autant été d'actualité.

Internet ne se porte pas très bien ces derniers temps. On n'a jamais vu surgir autant de déclarations et de projets de lois sur la surveillance et le contrôle du réseau mondial. Du téléchargement illégal d'un film à la diffusion de photos pornographiques avec des enfants, il y a un gouffre. Mais avec une dose d'émotion et une autre d'amalgame, les gouvernements sont en train de modifier les règles. Stopper les contenus pédo-pornographiques en bloquant l'accès à une liste noire de sites ? Il faut méconnaitre Internet (et les réseaux pédophiles) pour prendre une telle décision. Ou vouloir normaliser l'idée d'un filtrage des contenus par l'Etat et d'un Internet «sain et propre».

Il y a trois jours, on indiquait que trois fournisseurs d'accès à Internet (FAI) américains, Verizon, Time Warner Cable et Sprint, avaient accepté de bloquer l'accès à une liste de sites et de forums de discussions à caractère pédo-pornographique. Une première dans l'histoire des FAI. Dans les faits, cette décision va plus loin. Ce ne sont pas seulement quelques forums qui sont concernés, mais l'ensemble de Usenet, l'un des plus anciens protocoles d'Internet. Inventé en 1979, ce système de forums de discussion, est aujourd'hui notamment utilisé via la rubrique «Groups» de Google.

Contacté par Mark 'Rizzn' Hopkins , Eric Rabe de Verizon a confirmé que Time Warner Cable allait bloquer l'accès de ses utilisateurs à tout Usenet, et Sprint à une bonne partie (la hiérarchie «alt.»). De son côté, Verizon a déclaré vouloir agir au cas par cas, et bloquer «uniquement» les forums reconnus comme des lieux d'échange de pédo-pornographie, ainsi que les diffuseurs de contenus piratés. Pour rappel, Time Warner est le fournisseur d'accès de 26 millions de foyers américains. Techniquement, les plus débrouillards pourront toujours accéder à Usenet, mais cette décision, imposée par l'Attorney General de l'Etat de New York Andrew Cuomo, s'attaque de front à la liberté d'expression sur le réseau et à la fameuse neutralité d'Internet . C'est la philosophie même d'Internet qui menacée.

Sous couvert de traquer la pédophilie (ça aurait pu être le terrorisme ou le racisme), on va donc couper l'accès à Usenet à des millions d'internautes. Plus généralement, pour empêcher quelques individus d'agir, on s'en prend désormais à l'infrastructure même du réseau. L'idée n'est pas nouvelle, mais jusqu'ici elle était rejetée par la majorité des acteurs du net, à commencer par les fournisseurs d'accès qui, les premiers, ont toujours refusé de faire la police.

Cette dérive ne se cantonne pas aux Etats-Unis, ni à la pédo-pornographie. C'est l'essence même de la charte dite sur la «confiance en ligne» voulue par le gouvernement français, et révélée la semaine dernière par PC Inpact. Elle demande, entre autres, aux différents acteurs du net français (fournisseurs d'accès, éditeurs de contenus...) de bloquer les utilisateurs «mettant en jeu la sécurité du réseau» , de fournir des équipements réglés «à un niveau de sécurité par défaut optimal» , d'imposer des quotas d'envois, etc. C'est aussi ce qu'on retrouve dans le discours de la ministre de l'Intérieur Michèle Alliot-Marie, qui, mardi dernier, présentait un plan «pour protéger les enfants et leurs familles contre les pédophiles» . Elle a annoncé avoir conclu un accord avec les fournisseurs d'accès français -- annonce démentie par la Fédération française des télécoms, qui se dit simplement favorable sur le principe -- pour bloquer une liste noire de sites et de forums de discussion.

Si le filtrage est admis et toléré pour lutter contre la pédo-pornographie, pourquoi ne pas l'utiliser pour d'autres sujets? Par exemple, pour protéger la propriété intellectuelle. C'est en substance ce que souhaitent faire passer certains représentants des ayants droit de la musique et du cinéma. Et l'un des chapitres du rapport Olivennes , remis en novembre dernier, et de la loi Création et Internet qui en découle. Elle doit passer mercredi prochain devant le conseil des ministres.

Les débats (et conflits) autour de la liberté d'expression, la surveillance des internautes et la neutralité des réseaux sont aussi vieux que le net lui-même. Mais depuis quelque semaines, il n'est plus question de débat. On assiste, en France comme à l'étranger, à la mise en place de solutions radicales et massives qui attaquent de front les bases historiques d'Internet... Où étions-nous, quand ça s'est passé ?

Sur le même sujet :

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