« Internet n'est pas une zone de non-droit »

par Astrid GIRARDEAU
publié le 22 novembre 2007 à 17h30
(mis à jour le 22 novembre 2007 à 18h22)

En même temps qu'est né le web est apparue la question du statut juridique des sites Internet. Quels sont les droits et devoirs d'un contenu diffusé simultanément sur l’ensemble de la planète ? Ce sujet couvre un large champ de domaines (nom de domaine, vie privée, propriété intellectuelle, cybercriminalité, règlementation commerciale, etc.) et concerne à la fois les hébergeurs, les sites, les créateurs de contenus et les visiteurs.

Depuis 10 ans, on voit ainsi se succéder des interrogations - tantôt isolées, tantôt collectives - sur la question de ce statut, allant parfois jusqu'au procès. En 2000, c'était la vente d'objets nazis sur Yahoo , aujourd'hui, c'est, par exemple, la plainte contre Wikimédia pour diffamation, l'inquiétude de l'Union Européenne du rachat de DoubleClick par Google ou un éditeur autrichien attaquant un site canadien , l'IMSLP, car le domaine public n'est pas le même dans les deux pays. Pourtant, s'il n'existe pas de traité international global à Internet, de nombreuses conventions internationales régulent aujourd'hui sur certains domaines.

Nous avons fait un point sur la question avec Cedric Manara, professeur de droit à l'EDHEC, membre du Comité scientifique de Juriscom.net , qui, depuis 1995, travaille sur les questions liées à Internet.

Comment voyez-vous le droit sur Internet aujourd'hui ?

_ Comme un outil d'une terrible efficacité ! Quand un site, un forum, un blog, présente un contenu illicite, dans l'immense majorité des cas, il est possible de demander le retrait des pages illégales à l'hébergeur, si l'éditeur n'a pas voulu le faire lui-même. Et ça fonctionne dans 98 % des cas !

Si l'on rapproche le nombre de pages existantes aujourd'hui, et le nombre de contentieux, on se rend compte qu'il est très faible. En France, on ne dénombre qu'une dizaine d'affaires relatives à des blogs !

Un bémol quand même en ce qui concerne la contrefaçon : pour cette branche du droit, le contentieux reste à un niveau constant depuis 1995, même s'il change de forme au fil des années. Des contestations portant sur les noms de domaine, on est passé au contentieux sur les contenus des sites, puis sur les objets mis en vente, et plus récemment sur l'usage de marques dans les «liens commerciaux» sur les moteurs de recherche.

Quel est le statut juridique d’un site web ? Un site doit-il être en accord avec les législations de tous les pays ?

_ C'est une question qu'on se posait déjà au milieu des années 90 à l'arrivée du web. Puis, en 2000, avec l'affaire Yahoo , le juge a estimé que « si c'est visible chez moi, l'infraction peut être jugée en France. » A l'époque l'affaire avait fait grand bruit. Aujourd'hui, semaine après semaine, on ne cesse d'avoir ce genre d'affaires, alors qu'en fait c'est la même problématique.

Les juridictions ont appris à intégrer Internet. Elles regardent si le site s’adresse au public français - s'il est en langue française, si les prix sont en euros, si les livraisons se font en France, etc. -, et à partir du moment où un site «vise» un pays, les juridictions ont tendance à appliquer la loi de leur pays. Par exemple, si un site de paris en ligne concerne des courses hippiques qui se déroulent en France, on considère qu’il s’adresse aux Français.

Et lors d'une inscription à Facebook ou d'un achat sur Amazon US ?

_ Sur Facebook, aujourd’hui, les Français sont liés par un contrat américain, et acceptent donc que leurs données soient traitées à la sauce américaine. Même si les données personnelles sont sous très haute surveillance de la part des autorités européennes, les entreprises ne sont pas privées de la possibilité de les exploiter. C’est par le biais des contrats que va être fixé le sort des données. Contractuellement on peut déroger à peu près tout, dès lors que la personne est d’accord.

Si on achète un livre sur Amazon US, on passe un contrat d’achat dans lequel l’objet même du contrat - la «prestation caractéristique» - est d’acquérir un objet aux Etats-Unis. La substance du contrat est d’origine américaine, donc la loi américaine s'applique. C’est la même chose quand on s’inscrit à Facebook ou GMail. Par ces contrats, il est fait abstraction des règles de droit international, on considère que «c'est celui chez qui vous vous trouvez qui décide».

Et dans le cas d’un achat en ligne à l’étranger de produits interdits en France, par exemple de médicaments ?

_ Dans le contrat, pour se protéger, la société qui vend ces médicaments va afficher un disclaimer , où l'acheteur doit confirmer que son pays autorise un tel achat. Ce dernier commet alors une première violation (du contrat) en mentant, et une seconde (de la loi cette fois), si le colis est intercepté par les autorités de son propre pays.

Concernant les contenus illicites, où en est la législation?

_ En 1998, il y a eu aux Etats-Unis la loi Digital Millenium Copyright Act , (DMCA) qui a été suivie par une directive européenne, puis copiée un peu partout. Des règles à peu près identiques sont donc partagées par un certain nombre de pays (Etats-Unis, Canada, Europe, Japon, etc.).

Dès lors qu'un site web diffuse des contenus illicites, la difficulté est d'en trouver l'auteur. C'est pourquoi il a été développé un système où la personne victime peut s'adresser directement à l'hébergeur. Ca aurait pu par exemple se passer dans le cas du Martine cover generator . Casterman aurait pu demander à l'hébergeur de fermer le site, si son responsable n'avait pas accepté d'y mettre fin de lui-même.

C’est une sorte de «justice far-west» ! Ca génère énormément de phénomènes para-judiciaires, et aboutit régulièrement à faire cesser des sites qui n’auraient pas dû disparaître. En plus c’est instrumentalisé. Par exemple, aujourd'hui, il y a beaucoup de procès contre les vendeurs utilisant eBay ou Price Minister, non pas parce qu’il y a plus d’infractions en ligne, mais parce qu’elles sont plus visibles : il est plus facile de traquer un vendeur sur ce site qu’un vendeur dans une brocante.

Pour YouTube ou Dailymotion, on en est aujourd'hui à un problème de mots. Les hébergeurs passent leur temps à retirer des contenus, et les ayant-droits passent leur temps à les notifier. Dans le cas de l' affaire du film Joyeux Noël de juillet dernier, les ayant-droit ont attaqué Dailymotion pour avoir continué de stocker le film, alors que celui-ci lui avait déjà été signalé comme illicite. Il a été jugé, pour la première fois, que l'hébergeur était responsable, ce qui n'est pas forcément conforme au droit communautaire. Depuis, il y a eu la même histoire avec Google Video et le documentaire Les enfants perdus de Tranquility Bay .

Justement, comment ça se passe quand l'hébergeur est étranger, par exemple dans l'affaire Wikimédia ?

_ Dans ce cas, la loi française a eu une portée sur la fondation américaine. Cette dernière a d'ailleurs accepté que la loi française s'applique à elle car elle lui est favorable. Il y avait eu un autre cas en 2005 avec le site antisémite Aaargh en langue française, mais hébergé aux Etats-Unis. Plusieurs associations de lutte contre le racisme et l'antisémitisme avaient assigné en référé les sociétés américaines qui l'hébergeaient, mais aussi une dizaine de fournisseurs d'accès à Internet français.

Ce sont les deux seules affaires où il y a eu application de la loi française sur des hébergeurs étrangers. Et dans les deux cas, les sociétés ont accepté une règle, qui serait à peu près identique dans leur pays.

Dans le cas de Wikimédia, si la fondation vient à perdre en jugement de fond, est-ce que cela pourrait ouvrir une brèche à la multiplication des plaintes ?

_ Supposons, mais je ne le pense pas, que les plaignants gagnent. L'amende de Wikimédia devrait être symbolique, plus proche d’un euro que de dix mille, au vu des faits. Donc, vus les coûts de procédure et tout ce que ça implique, je ne pense pas que cela en suscite d'autres.

Compte-tenu des milliards de contenus en ligne, il y a finalement peu d'affaires...

_ Oui, il y a peu d'affaires, malgré la peur suscitée il y a quelques temps par l'arrivée du web 2.0 et la participation des utilisateurs. Ca s'explique par le fait que les contenus problématiques disparaissent souvent dès la première demande.

S'il n’existe pas de traité international global, y a-t-il des initiatives qui vont dans ce sens ?

_ Oui. Par exemple, dès 1996, il y a eu un texte sur les mesures techniques de protection des œuvres sous l'égide de l' OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), qui est devenu

dans l'Union Européenne la directive sur le droit d'auteur dans la société de l'information, puis en France la loi Droits d'Auteur et Droits Voisins dans la Société de l'Information (DAVDSI). Dans d'autres domaines, comme le commerce électronique, il y a eu d'autres textes sous l'impulsion notamment de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international .

Le problème est qu'on oppose le temps administratif et le temps Internet. L'unité de temps de la diplomatie, c'est la décennie. Par exemple, aujourd'hui on est toujours en train de discuter d'un organisme international de nommage sur le modèle de l' UIF , l'Union Internationale des Télécommunications.

Ceux qui ont les pouvoirs décisionnels ne sont pas ceux qui connaissent le mieux Internet. Mais tant que c'est le bazar, c’est bien pour les acteurs du commerce électronique qui restent discrets car ils tirent leur avantage d’un état d’Internet très libéral.

D'ailleurs, aujourd'hui, Internet est essentiellement privé. Et comme le dit Vincent Cerf : «Internet étant surtout privé, on ne pourra jamais le réguler. » C'est un état d'esprit, notamment américain, qui veut qu'Internet étant avant tout commercial, il n'a pas intérêt à être régulé.

Il y a aussi l'exemple de l' ICANN .

_ Oui, l'ICANN est un cas exemplaire. Par son monopole, cette société américaine privée a réussi à mettre en place un système contractuel qui lie tous les utilisateurs de noms de domaine dans le monde. Dès 1995, le cyber-squatting a commencé à devenir un fléau. Si une marque américaine était cyber-squattée en Corée du Sud, son propriétaire devait porter plainte en Corée du Sud. Quand l'ICANN a été crééé, en 1998, elle a établi un corps de règles, dont l'UDRP (Universal Dispute Resolution Policy), que tous ceux qui régissent les noms de domaines, les registrars , ont dû incorporer dans leur contrat d'enregistrement de nom de domaine.

Aujourd'hui, quand on veut attaquer pour cyber-squatting, il est possible de le faire devant un tribunal arbitral en ligne qui va alors statuer et prendre sa décision dans les trente jours. Ce système a fonctionné car il y avait une forte demande et une forte attente. Et depuis 1999, il y a eu plus de 10000 décisions. C'est l'exemple le plus frappant de la facilité avec laquelle on peut réguler les litiges à l'échelle mondiale.

Malgré ces conventions, il existe des cas comme l'affaire IMSLP où la durée des droits d'auteur n'est pas la même au Canada et en Autriche...

_ Il s’agit là d’une exception. Il y a eu des règles uniformes sur la durée minimale des droits d’auteur fixée à 50 ans après la mort de l'artiste. Puis cela est passé un peu partout à 70 ans, sauf dans quelques pays comme le Canada.

Et peut-on voir apparaitre, et peut-être craindre, une super cyber-police mondiale ?

_ Pour être juriste, je trouve qu’il y a trop de textes. Le problème n’est pas la loi, mais de la faire respecter. Une cyber-police mondiale supposerait une entité supra-nationale qui passerait outre les règles de chaque pays. Mais il y a une antinomie entre l’espace international d’Internet et les polices limitées par les règles étatiques de souveraineté de leur pays, règles auxquelles on ne touchera jamais, je pense.

De plus, c’est limité par un coût très important. On a déjà Interpol qui s’occupe principalement des questions telles que la pédophilie ou le terrorisme. Mais pour les autres problématiques, il y a très peu de moyens. Aujourd’hui les seuls qui mettent les moyens, ce ne sont pas les états mais les ayant-droits (SACEM, Vuitton, Chanel, etc.) qui défendent leurs propres intérêts.

Je ne suis pas d'accord avec le discours, notamment des lobbys, comme quoi «Internet est une zone de non-droit» et «il n'y a pas assez de droit sur Internet», alors qu'il y a beaucoup trop de droit !

Visionner une vidéo copyrightée, acheter des médicaments interdits en France, faire des paris en ligne, etc., l'internaute a-t-il conscience du caractère légal ou non de toutes ses pratiques ?

_ Quand je vois mes élèves, je trouve qu’ils sont plus avertis qu’avant. Mais ils ont beau être plus sensibilisés, ils font encore beaucoup de confusions. Alors que dire de la majorité des utilisateurs !? Ce sont des notions tellement complexes que je ne pense pas que l’utilisateur puisse toutes les maîtriser. De plus, il a souvent tendance à penser : «j'y ai accès, donc c’est légal».

D'autant qu'il y a un fossé entre les discours et le tout petit nombre de procès, par exemple pour téléchargement illégal.

_ Oui, il y a eu très peu de cas de procès. Il faut noter à nouveau que pour la plupart, ils ont été montés en épingle par les ayants droits plutôt que par les autorités répressives. Et, chaque fois, les décisions rendues sont instrumentalisées, pour montrer l’exemple.

De l'autre côté, chez les créateurs de contenus, il semble que la règle admise soit «je mets en ligne et j’enlèverai si on me signale»....

_ Oui, aujourd’hui c’est effectivement une règle très répandue, et presque actée socialement. Les gens se disent : «je critique sur mon blog et je verrai bien ce qui se passe» ou «je critique mais c'est sur mon blog alors ça ne se verra pas». Ils ont l'impression de s'adresser aux vingt lecteurs de leur blog, comme s'ils étaient dans une soirée privée. Et c'est vrai qu'il y a une articulation étrange dans le Skyblog, utilisé comme un espace privé, alors qu'il peut être lu par n'importe qui.

Enfin, comment voyez-vous le droit sur Internet de demain ?

_ Mme Irma serait certainement plus compétente que moi pour répondre !

_ A mesure que les usages se développent, je pense que les entreprises et les particuliers sauront mieux protéger leur réputation électronique, sans forcément avoir une approche judiciaire. Répondre au média par le média, pas par le droit. On observe déjà aujourd'hui la création d'agences de communication dont le métier est de «noyer le poisson», en diluant une information péjorative au milieu d'informations positives.

Quant à la défense des contenus (propriété intellectuelle), les systèmes de filtrage sont en train de se développer et continueront d'être implémentés. On rejoint ici un mode de régulation qui s'est développé avec Internet : la régulation technique. Ces mesures techniques sont peu ou pas visibles pour l'utilisateur, mais elles restreignent sa liberté, dès lors qu'il ne peut se servir comme il l'entend des outils mis à sa disposition. Le jour où apparaîtra une solution efficace de «passeport électronique», déclinant l'âge et le pays de rattachement, on aura réussi à re-créer entièrement sur Internet les frontières nationales qui y avaient disparu.

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