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Libération

«Internet reste un objet étrange dans les rédactions françaises»

par Isabelle Hanne
publié le 30 mai 2012 à 17h24

Une solution à la crise de la presse ? Des propositions, en tout cas. Après Hongkong en 2011, le Global Editors Network (GEN), réseau mondial des rédacteurs en chef, organise son NEWS ! (News World Summit) à l'Hôtel de Ville de Paris, aujourd'hui et jusqu'à vendredi. Des dizaines de rédacteurs en chef du monde entier se réunissent pour évoquer leurs innovations et débattre des pistes de développement du secteur. Mutualisation, curation, fact- checking, crowdsourcing , réseaux sociaux, info locale… Cette année, 400 rédacteurs en chef de 80 pays vont plancher sur la «stratégie 4 écrans» des groupes de presse : PC, tablette, smartphone et télévision connectée.

Le GEN a été créé à partir du World Editors Forum, l’association mondiale des rédacteurs en chef de presse écrite, à laquelle se sont rajoutés ses homologues de la télé, de la radio et du Web. Chacun évoluait dans son coin jusqu’à ce que le marasme actuel les pousse, en 2010, à rassembler leurs forces. Aujourd’hui, le GEN compte 600 membres : la moitié issue de la presse écrite, surtout des quotidiens, un quart de la radio et de la télé, et le quart restant de nouveaux acteurs (agrégateurs d’info, pure players…).

À la tête du GEN, Bertrand Pecquerie veut voir les rédactions comme des laboratoires, des lieux de création et d’innovation.

En quoi consiste votre association ?

Depuis 2010, elle regroupe des rédacteurs en chef de tous les médias. La convergence est telle sur la notion de récit, de contenu, qu'il fallait à tout prix casser les vieux silos. L'idée clé, empruntée à Alan Rusbridger [rédac chef du Guardian , ndlr], un des papes des nouveaux médias, c'est la mutualisation. La fondamentale du GEN, c'est dire : on va travailler ensemble et se réapproprier ce monde de la technologie. Il y a une intelligence collective, nous devons l'utiliser pour créer nos outils journalistiques.

Par exemple, vous présentez au sommet un nouvel outil de live-blogging…

La percée du live-blogging dans les services online est telle qu'elle change complètement la notion de récit, et de ce que les gens en retiennent. Quand on fait la couverture d'une révolution, d'un match, d'une élection, les lecteurs sont happés par ce type de récit. Et on s'est rendu compte que, mis à part le Guardian et le New York Times , tout le monde se servait des deux outils existants, Cover It Live et ScribbleLive, qui ne permettent pas d'intégrer de la publicité. Il y a un boulevard pour un outil mieux adapté. Dès lors que vous avez du trafic, il faut le monétiser. Notre outil, Live Desk, permet d'intégrer des bandeaux de pub.

Les membres du GEN considèrent-ils le live-blogging comme un outil porteur?

Oui, porteur en termes d'audience et de publicité. Certains jours, le Guardian a cinq services en live-blogging simultanés ! Le journal considère que c'est une forme de récit légitime pour son lectorat. Et ça marche : comparez des articles et un live-blogging traitant du même sujet, le trafic varie de un à dix. Ça marche parce qu'un live-blogging bien fait, ça rend le lecteur un peu prisonnier du fil. Mais ce n'est qu'une piste explorée. Je ne suis pas un militant du live-blogging, je trouve qu'il déstructure le récit. Et si tout le monde se mettait à ne faire que ça, ce serait d'un ennui mortel. En revanche, la technologie est là, et elle vient combler un vide lié à l'immédiateté.

Autre piste explorée : le data journalisme…

Aujourd’hui, sur toute la planète, il y a 1 000 journalistes qui font du data. C’est minuscule. Surtout face à l’explosion de l’open-data, soit toutes les statistiques que les administrations, les sociétés, les associations, vont fournir dans le cadre de politiques de transparence. Toutes ces données, c’est un nouveau continent pour le journalisme. On considère que dans vingt ans, un cinquième des journalistes seront des data-journalistes, avec de fortes compétences informatiques.

A quelques exceptions près ( Owni …), la France est en retard dans ce domaine…

Pourtant, les moyens sont là. Avec une rédaction de 200 personnes, vous pouvez bien créer un département de deux journalistes. Mais il n’y a aucune volonté d’innovation. Internet et les réseaux sociaux restent des objets étranges dans les rédactions françaises. En Italie aussi. Les dirigeants de la presse française sont extrêmement conservateurs, alors que ça pousse à la base. Et ce n’est pas un problème de formation, mais une culture des élites de la presse, qui investissent peu ce champ-là.

Pourtant, le dynamisme des pure players français est unique…

C'est justement grâce à la faiblesse, ou à la timidité, des grands acteurs qu'il y a de la place pour les petits. En France, ce sont toujours des anciens rédacteurs en chef du print qui ont pris un risque : Haski pour Rue89 , Plenel pour Mediapart , Colombani pour Slate … Au contraire, en Angleterre ou en Allemagne, les grands médias occupent la totalité de l'espace.

Une autre piste souvent évoquée, l’info hyperlocale ne porte pas ses fruits…

Pour le moment c'est assez décevant. L'exemple qu'on prend souvent, c'est Patch, le système lié au Huffington Post et à AOL. Ce sont des sites hyperlocaux avec un journaliste payé au trafic. AOL perd des dizaines de millions de dollars, et un seul site hyperlocal sur dix rentre dans ses frais. Ce qui ne marche pas, ce n'est pas l'audience -- les gens suivent -- mais la publicité hyperlocale sur Internet. C'est trop tôt. Le modèle économique pêche : le boulanger, le teinturier, ou le boucher du coin, ils ne sont pas là. Dans l'hyperlocal, il y a un contre-exemple : les sites Examiner.com, issus du San Francisco Examiner , qui a arrêté le papier suite à une faillite. Ils ont trouvé un modèle économique et des bénéfices.

Qu’est-ce que la «stratégie des 4 écrans», l’intitulé du sommet ?

L’un des thèmes qu’on va développer, c’est comment reconquérir de la flexibilité sur quatre écrans : ordinateur, mobile, tablette, télé. Avec cette idée forte : la télé connectée ne sera pas le monopole des télés, mais de ceux qui auront des communautés. Pour ça, il faut redéfinir les équipes au sein des rédactions pour des courtes durées. Comment arriver à cette mobilité ? Ce n’est pas évident du tout. Il ne faut pas créer un stress permanent du changement. L’une des clés, c’est créer un esprit d’émulation et de créativité, en faisant travailler ensemble journalistes, développeurs, et designers. Il faut faire circuler l’intelligence.

Et le papier, dans tout ça ?

On se dirige vers des médias papier de niche. L'information généraliste va tomber dans le domaine du gratuit, et les titres généralistes nationaux en sont les premières victimes. Dans tous les pays, un titre leader va exister et être profitable en terme de marché publicitaire -- aux Etats-Unis, le New York Times a bouffé tout le monde : avant, il était en compétition avec le Washington Post et le Los Angeles Times . Pour s'en sortir, les autres vont devoir adopter des comportements de niche, en fonction d'affinités politiques, culturelles… Avec la nécessité de créer des produits dérivés et de cultiver toujours plus sa communauté. Alors qu'avant, les journaux voulaient accueillir large, ils doivent désormais se rétrécir sur une cible.

Paru dans Libération du 30 mai 2012

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