«Un manque d'imagination et de perspective dans l'espace d'Internet»

par Astrid GIRARDEAU
publié le 25 juin 2008 à 16h29

Alors que le Canada est partagé sur la réforme de la loi sur les droits d'auteur, présentée la semaine dernière par le gouvernement conservateur au pouvoir, David Fewer, conseiller juridique à la Clinique d'intérêt public et de politique d'Internet du Canada (CIPPIC) a répondu à nos questions. Créée en 2003 à l'université d'Ottawa, cette «clinique juridique» vise à représenter les intérêts des consommateurs et les intérêts publics dans des domaines liés à la propriété intellectuelle, le commerce électronique, ou le droit à la vie privée.

La projet de loi C-61 est présentée comme la DMCA (1) canadienne,

en quoi s'en approche t-elle ?

_ Le projet de loi C-61 adopte l'approche américaine face aux lois anti-contournement, lois particulières qui protègent les “verrous numériques”; une technologie qui protège à la fois l'accès aux contenus et l'utilisation des contenus. Le gouvernement a créé des exceptions très restreintes au contournement de verrous numériques: en vertu de cette loi, de nombreuses activités légales (faire un reportage, une citation, un film documentaire, débloquer un téléphone portable, etc) deviennent illégales. D'autant plus que plusieurs activités courantes, comme transférer un film sur un iPod vidéo, deviennent aussi illégales.

Le projet de loi suit également la ligne de pensée américaine concernant le partage de fichiers entre particuliers (p2p). Des groupes de créateurs (la Songwriters Association of Canada et la Canadian Music Creators Coalition) et de consommateurs canadiens ont appelé à la légalisation du partage de fichiers en échange d'un régime d'indemnisation, tout comme pour la radio. Au lieu de ça, ce projet de loi ouvrirait la voie à des poursuites judiciaires contre les consommateurs qui téléchargent, comme cela se pratique aux Etats-Unis.

Les opposants à la loi disent qu'elle a été d'ailleurs été faite sous pression du gouvernement américain...

Les grands distributeurs américains de contenu (Hollywood, la Business Software Alliance et les maisons de disque) ont toujours demandé des lois sur le droit d'auteur plus agressives. L'administration américaine estime que des lois sur la propriété intellectuelle plus sévères dans les autres pays bénéficient aux États-Unis. Certains suggèrent que l'administration américaine, lors de discussions avec les autorités canadiennes, aurait lié le «progrès» de la loi canadienne sur le droit d'auteur à celui d'autres intérêts commerciaux.

Quelles seraient les conséquences d'une telle loi ?

_ En dehors des conséquences décrites précédemment, cette loi aura pour effet d'empêcher les nouveaux groupes de presse d'utiliser des vidéos, des textes et des images verrouillés. Les réalisateurs de documentaires ne pourront pas utiliser du contenu verrouillé (comme les DVD ou les archives) comme matériel source. Les parodies, les montages et créations similaires seront illégales si elles utilisent du contenu protégé. La loi menacera également les chercheurs, les exceptions étant particulièrement restreintes. Les programmeurs de logiciels libres (open source) font face à des obstacles en ayant affaire à des licences verrouillées.

Les paroliers, les interprètes et les maisons de disque continueront à ne pas être payés pour les téléchargements de musique non autorisés . Les consommateurs vont continuer à télécharger, à copier des DVD, à débloquer les téléphones portables, tout ça en violation de la loi. J'ai surtout mis l'accent sur la question du verrouillage numérique, mais il existe plusieurs autres problèmes reliés aux emprunts numériques entre les bibliothèques et l'enseignement à distance. Ce n'est qu'un aperçu des inconvénients.

Quelles sont les réactions ?

_ La plupart des groupes d'ayants droit ont été favorables, mais pas tous. Beaucoup de musiciens, d'artistes et de documentaristes ont critiqué le projet de loi. Les consommateurs, eux, ont exprimé fortement leur aversion pour ce projet de loi.

Quelle est la prochaine étape du projet ?

_ Le projet de loi va être présenté une seconde fois (deuxième lecture), puis il sera renvoyé à un comité parlementaire chargé de l'étudier. Les intervenants pourront présenter des observations. Les amendements seront présentés et votés par le comité. Le comité proposera alors un rapport sur le projet de loi à la Chambre des communes, puis le Parlement le votera une dernière fois -- en troisième lecture. En supposant que le projet de loi soit adopté par la Chambre, il devra passer au Sénat. Il est rare mais c'est arrivé, que le Sénat modifie un projet de loi adopté par la Chambre. Ce qui pourrait se produire ici.

Que pensez-vous de la riposte graduée proposée par le gouvernement français ?

_ La proposition de riposte graduée est tout simplement une mauvaise idée. Ses défenseurs voient le monde à travers le prisme de leurs entreprises. Ils pensent qu'Internet ne concerne que leur combat et leurs préoccupations. Ils se trompent.

L'accès à Internet c'est beaucoup plus que le téléchargement illégal. Pour beaucoup, Internet est le principal moyen d'obtenir des informations sur le monde qui les entoure. Nous utilisons Internet pour les achats et les opérations bancaires, pour l'actualité, pour les communications dans le travail, avec la famille et les proches. Nous l'utilisons pour savoir comment prendre le bus pour traverser la ville, et acheter de billets d'avion pour traverser les continents.

Priver l'accès à Internet pour du téléchargement est une peine démesurément mauvaise. Ce serait un peu comme être assigné à résidence pour avoir marché sur la chaussée. Télécharger, ce n'est pas bien (tout du moins dans le droit actuel) et vous ne devriez pas le faire, mais sans proportion entre le mal et les conséquences, la loi manque de légitimité.

Souvenez-vous. C'est un espace dans lequel les défenseurs ne sont pas en mesure de prouver que le téléchargement illégal est responsable d'un préjudice économique quel qui ce soit. Au Canada, même en donnant le bénéfice du doute aux ayants droit, les prélèvements pour copie privée sont pleinement en mesure de les indemniser, même pour des pertes économiques extrêmes.

On assiste encore et encore à un manque d'imagination et de perspective dans l'espace d'Internet. Les avocats de la propriété intellectuelle demandent (et

obtiennent) constamment un traitement spécial des juristes dans les différents espaces. Prenez la proposition de la riposte graduée -- les victimes de commentaires diffamatoires ou de cyber-intimidation ne bénéficient pas de ce genre de recours. Les ayants droit bénéficie déjà d'incroyables exceptions dans les textes de loi.

Le plus frustrant, avec la riposte graduée, et les propositions de filtrage de manière générale, est qu'ils seront totalement inefficaces pour arrêter le “problème” du partage de fichiers. Le cryptage et les petits réseaux vont contrecarrer les détections et n'apporter à aucun revenu aux créateurs et auteurs.

Au Canada, dans le monde la musique, les artistes et les auteurs ne veulent pas arrêter les fans de télécharger leur musique -- ils veulent juste être payés pour cela. L'incapacité des ayants-droit à entendre leur voix, au delà de la rhétorique des labels, est décevante. Plus vite, les décideurs politiques porteront leur attention à

cette question, plus vite nous pourrons mettre nos ressources politiques et économiques pour travailler à faire d'Internet un endroit accueillant pour les créateurs

et les consommateurs.

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