Alors que des enseignants font interdire Wikipédia et Google dans leur école, nous avons demandé à Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l'information à l'université de Nantes et à l'IUT de la Roche sur Yon, et auteur du blog affordance , son avis sur le phénomène Wikipédia, le savoir sur Internet et son utilisation dans l'enseignement.
En tant que maître de conférences, quel votre regard sur Wikipédia et
Google ?
_ Ce sont deux outils incontournables et emblématiques de nos pratiques informationnelles quotidiennes. De manière plus «théorique» deux piliers de ce que j'appelle une «écologie cognitive», c'est à dire une
manière nouvelle de penser, d'agir et de vivre notre rapport à l'information et à la connaissance.
Et sur leur utilisation par vos élèves ?
_ Ils utilisent Google de manière trop exclusive et à seulement
10 % de ses possibilités réelles. C'est à dire qu'ils se contentent du
“moteur web” Google sans s'attarder sur d'autres services tout aussi
intéressants (recherche d'images et surtout actualités) ni sur les
options de recherche «avancées». Pour Wikipédia, c'est assez étrange de remarquer que, même s'ils sont de plus en plus nombreux à connaître, «à froid», la particularité du site (n'importe qui peut l'éditer et le modifier), ils font abstraction de cet aspect quand ils sont pris dans leurs usages «à chaud» (faire une recherche documentaire par exemple).
Sur votre blog , vous écrivez que Wikipédia «a donné ses lettres de noblesse à un encyclopédisme non plus “savant” mais “d'usage”»...
_ Cela désigne deux phénomènes distincts. Le premier est celui d'une babélisation des expertises : de plus en plus de gens «savent» de plus en plus de choses, ils ont les moyens d'inscrire ces “savoirs” dans des cadres de référence (encyclopédie Wikipédia), et ce qu'ils savent se trouve instantanément accessible via les moteurs de recherche. A cela il faut ajouter que la co-construction des savoirs (encyclopédiques ou non)
dépasse le cercle des experts «académiques» et que le principe de
classement et d'inventaire raisonné - qui est la colonne vertébrale de tout projet encyclopédique - ne se fait plus «a priori», en amont, mais bien au contraire en temps réel (le meilleur exemple est celui des guerres d'édition sur Wikipédia) et qu'il se nourrit des représentations et des parcours informationnels que chacun d'entre nous co-construit au gré de ses pérégrinations sur le Net.
Pour le dire autrement, l'intérêt du projet encyclopédique du siècle des lumières était de «fixer» les connaissances et d'en traduire la progression jusqu'à un moment donné. Celui du projet encyclopédique du XXIème siècle est de traduire et de refléter en temps réel la dynamique de constitution des savoirs. Prenons l'exemple d'un vélo. Si je simplifie à l'extrême - au risque de caricaturer - le projet encyclopédique du 18ème siècle était de décrire ce qu'est un vélo (matériaux, construction, mécanique ...). Celui du 21ème siècle est d'expliquer comment on fait du vélo. De montrer ce vélo «en mouvement», d'observer la dynamique propre du vélo, de voir cet «objet» évoluer en temps réel au gré de ses usages réels ou reflétés dans le miroir déformant des moteurs de recherche. A ce titre Wikipédia n'est que l'un des objets qui contribuent à forger cet encyclopédisme d'usage.
Des enseignants interdisent, ou veulent interdire, l'accès à Wikipédia à leurs élèves. Trois critiques reviennent. La première est que l'encyclopédie n'est pas assez «exacte», et ne fait pas «autorité». La seconde, que les élèves l'utilisent comme source primaire. La troisième, que Wikipédia est trop facilement accessible (et recopiable).
_ La seule critique qui me semble acceptable (et réelle) est la seconde.
Sur l'accès : oui, Wikipédia est aussi un site de référence -
indépendamment de son contenu - parce qu'il est facilement accessible.
Quand on observe l'ergonomie ou la disponibilité des outils d'information «académiques» accessibles à l'université pour les étudiants (par exemple les «portails» des bibliothèques) on comprend hélas très facilement pourquoi ils préfèrent utiliser Wikipédia ou Google. S'en désoler ne servira à rien.
La réaction est disproportionnée et les critiques sont contre-productives. D'abord par l'attrait même de l'interdit sur les publics jeunes. Interdire l'accès ou la consultation d'un site, c'est s'assurer que l'effet exactement inverse sera obtenu. Interdire Wikipédia ou Google pour des recherches scolaires ou universitaires au nom d'une «trop grande facilité d'accès» ou d'un «trop grand nombre d'information non-fiables», c'est un peu comme interdire de conduire une voiture parce qu'il y a trop de risques d'accident ou qu'il y a trop de chauffards.
Il faut également remettre ces réactions à leur juste place : pour 1 enseignant ou 1 université interdisant d'utiliser Wikipédia, 100 autres forment les étudiants à son usage, les aident à décrypter ses contenus. Ce faux-procès en incompétence qui est de plus en plus souvent fait à Wikipédia est d'autant plus horripilant que Wikipédia affiche clairement sur sa page d'accueil le fait qu'elle ne doit pas être utilisée comme une source primaire d'information. D'autre part, ses détracteurs ignorent le plus souvent la réalité actuelle de Wikipédia, qui a pris bonne note de ces critiques : de plus en plus d'articles sont «stabilisés» et seulement éditables par des contributeurs réguliers ou des administrateurs afin d'éviter des actes de «vandalisme». Et les articles sur des sujets polémiques (le créationnisme par exemple) ou sur des champs de connaissance encore en friche sont clairement identifiés comme tels. Et il faut saluer sa réactivité : dans l'heure qui a suivi la propagation des premières rumeurs sur une liaison entre Laurence Ferrari et Nicolas Sarkozy, la page consacrée à la journaliste a été «verrouillée» pour éviter toute dérive. Il faut essayer de penser Wikipédia non pas simplement comme une «encyclopédie» mais comme un «projet» encyclopédique ET comme un bien commun de l'humanité.
Enfin il faut se rappeler qu'il fallut 21 ans (1751-1772) au projet de Diderot et d'Alembert pour arriver à son terme. Wikipedia a vu le jour le 15 Janvier 2001. Et dans un article de septembre 2005, Jimmy Wales indiquait qu'elle atteindrait un «niveau raisonnable de réussite» quand «au moins 250 000 articles seront disponibles dans chaque langue, qu'il y aura au moins 1 million d'auteurs et que des efforts significatifs seront fait en direction de langues très peu parlées dans le monde. (...) Je prédis que ce sera chose faite dans 15 ans.» Soit 21 ans pour «L»'encyclopédie et 19 ans pour «LA» Wikipédia. Une fois retirées les différences de réalisation entre les deux projets (ils étaient deux, les wikipédistes sont des milliers, elle était en une langue, wikipédia est multilingue, etc.) il y a peut-être un invariant temporel de tout projet encyclopédique. Rendez-vous dans une entrevue en 2020 pour en reparler...
Pour revenir à l'enseignement, c'est un fait que de nombreux profs se plaignent que leurs élèves copie-collent Wikipédia. Alors, qui blâmer ? Et quelle solution proposer ?
_ Que croyez-vous que les étudiants faisaient quand il n'y avait «que»
les encyclopédies ou les dictionnaires papier ? Ils s'arrêtaient à la
lecture du premier article correspondant à leur sujet, sans exploiter
toutes les potentialités des renvois croisés, les différents index, etc.
Je crois qu'il faut bien comprendre que ces outils sont «doubles». D'abord ils ont une dimension très prosaïque : ils sont extraordinairement pratiques, accessibles et relativement fiables. Et c'est le rôle de l'enseignant que d'expliciter leur fonctionnement.
Ensuite ils questionnent et bouleversent de manière radicale notre
manière de nous situer et de nous projeter dans une économie de la
connaissance. C'est alors le rôle du chercheur d'approfondir et de
décrypter ces questionnements, et de pointer les dysfonctionnements
existants.
Tara Brabazon parle d' «Université de Google», pour parler du fait que les étudiants à qui il est demandé de faire une recherche, vont au plus facile en s'arrêtant aux premiers résultats qu'ils trouvent sur Internet.
_ Notre boulot d'enseignant est de montrer que d'autres alternatives
existent et de démystifier le fonctionnement de ces outils en en
montrant les formidables potentialités mais également les énormes
limites. Pour utiliser au mieux ces outils il faut être capable de les
replacer dans une perspective globale : celle de l'évolution des
outils de classement, d'accès et de traitement de l'information et des
connaissances.
Justement, certains reprochent à ces enseignants de ne pas utiliser Wikipédia pour faire travailler leurs étudiants sur le média, et les notions de vérité et d'autorité.
_ En tant qu'enseignant, refuser de se pencher sur des outils que nos
étudiants utilisent de manière quotidienne, et refuser donc de les
accompagner dans cette démarche, c'est être aveugle et sourd. Et cela
ne fera que contribuer à renforcer le mal le plus nocif auquel nous
devons faire face aujourd'hui : celui de la confusion entre autorité
et notoriété, confusion largement entretenue pas les médias petits ou
grands. Nous ne faisons que commencer à payer les pots-cassés du
syndrome «vu à la télé».
Doit-on instaurer un apprentissage de lecture d'Internet ?
_ Naturellement. Mais il serait illusoire de croire qu'il est possible
de programmer un parcours d'apprentissage qui aille de la maternelle à
l'université, de manière linéaire, cumulative. La temporalité des
programmes d'enseignement (et des directives ministérielles qui les
conditionnent) n'a rien a voir avec la temporalité des changements qui
affectent ces outils numériques et les savoirs qui les traversent. Ces
outils doivent être pensés, utilisés et expliqués en contexte et en
temps «réel».
Quand j'interviens pour des formations sur, par exemple, l'utilisation
des moteurs de recherche, je suis confronté à des publics qui vont de
très jeunes étudiants à peine bacheliers, jusqu'à des étudiants en
doctorat, en passant par des professionnels (bibliothécaires) en
activité. Et je leur fait toujours le même cours. La seule chose qui
change c'est le niveau d'approfondissement que je me fixe, ce sont les
pratiques auxquelles je renvoie et dans lesquelles je puise mes
exemples, c'est "l«actualité» des outils que je leur présente.
Dans ce contexte, que pensez-vous de l'arrivée de Knol ?
_ Je suis très réservé au sujet de Knol. D'abord parce qu'à ce jour, Knol n'existe pas ... et qu'il est donc difficile de se faire un avis. Ensuite parce que la «philosophie» du projet encyclopédique à la sauce Google me semble, à l'inverse de Wikipédia, réellement dangereuse. Knol prétend renforcer« l'autorité» mais il «autorise» dans le même temps la juxtaposition de liens sponsorisés en vis-à-vis des articles
encyclopédiques, liens sponsorisés dont une partie substantielle des
bénéfices seraient reversés directement aux auteurs des articles en
question. C'est le départ d'un cercle qui n'a rien de vertueux et qui
ne fera que renforcer cette prime à l'accès dans l'organisation des
connaissances, et qui prolongera la confusion entre autorité et
notoriété. Mais cela n'a rien d'étonnant dans la stratégie de Google
qui affirme depuis longtemps, que «ads are content» ( les publicités
sont le contenu ). Il y a là de réels risques de dérive : quelle
autorité accorder à un article encyclopédique dans le domaine médical
si ce même article est “monétisé par l'affichage de publicités pour
un grand laboratoire pharmaceutique vendant les médicaments qui sont
précisément mentionnés dans l'article ??
Enfin, en ce début d'année, à l'heure des prédictions, quels sont vos principales prédictions sur l'évolution de l'information et de la connaissance sur Internet ?
_ Je crois que l'une des grandes questions sera la mise au jour des
nouvelles autorités cognitives qui s'articulent aujourd'hui de manière
encore un peu floue derrière la marchandisation (ou la
non-marchandisation) des services à base de connaissance (Knol,
Wikipedia).
Je crois que le prochain grand bouleversement est déjà en cours et
qu'il concerne l'avènement d'une synchronisation totale, parfaite et
parfaitement transparente entre nos activités informationnelles
connectées (on-line) et déconnectées (off-line). Chacun d'entre nous
va être de plus en plus «mis à l'épreuve» de la temporalité numérique
particulière qui caractérise les moteurs de recherche ou les projets
comme Wikipédia. Je crois que nous n'en sommes qu'au tout début d'un
bouleversement profond de notre rapport intime à l'information, à la
connaissance. Je crois qu'est en train de s'écrire une nouvelle page
de ce que Grégory Bateson appelait une «écologie de l'esprit», une
écologie cognitive.