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Libération

Iran, le peuple reporter

par Cécile Daumas
publié le 5 mai 2010 à 16h02

Au lendemain de l'élection présidentielle du 12 juin 2009, qui attribue la victoire au président Ahmadinejad, les Iraniens descendent dans la rue. Par millions. Du jamais vu depuis l'avènement de la République islamique, trente ans auparavant. Ils contestent un vote truqué alors qu'un immense mouvement populaire soutenait le candidat Mir Hossein Moussavi, promesse de changement. Pas une caméra n'est autorisée à saisir l'événement. Les journalistes étrangers sont expulsés, les locaux interdits de travailler. Répondant au slogan «Un citoyen, un média» , les Iraniens s'improvisent reporters de leur propre histoire. Avec leur téléphone portable, ils enregistrent la mobilisation de la rue et ses violences : charges des miliciens, tirs de balles, cris, morts. «Dans ces vidéos, on voit les manifestants marcher, avoir peur, s'enfuir, être blessés ou mourir. On court avec celui qui filme. On est avec eux.» En entendant à la radio les 63% d'Ahmadinejad, Leyla (1) pleure. Pourtant, cette Iranienne de Paris, mariée à un Français depuis plus de vingt ans, suivait de loin l'actualité de son pays. Mais les images diffusées sur YouTube la font basculer dans l'indicible émotion de la Révolution islamique, traversée à l'âge de 15 ans. «Les arrestations dans la rue de mon enfance, les livres jetés dans la rivière, les exécutions dans la prison voisine : ces souvenirs enfouis à jamais sont remontés d'un coup.»

Leyla fait partie du collectif parisien Ruban vert , créé au lendemain de l'élection volée. Vert, comme la couleur de campagne de Moussavi. Ruban comme ce bout de tissu qu'arborent au poignet ses supporteurs. Iraniens ou pas, ces artistes, cinéastes, photographes, architectes, journalistes, installés à Paris partagent la même expérience émotionnelle. De juin à décembre 2009, ils suivent pas à pas ces milliers de manifestants qui colonisent la ville. «Durant six mois, nous avons vécu avec ces images, raconte Leyla. Dans les premiers jours, j'ai regardé des centaines de vidéos. Par la suite, des dizaines par semaine.» Comme une drogue, par culpabilité aussi, spectateurs passifs d'un événement qui leur échappe. Rapidement se pose la question : comment donner suite, artistes vivant ici, à des manifestations là-bas ? Comment parler d'une révolte qui aura fait des dizaines de morts et des milliers de blessés ? En exposant images et sons à Paris, le Ruban vert (2) évoque, à partir de demain et jusqu'au 16 mai, l'histoire d'un mouvement citoyen formaté par les technologies : Twitter pour indiquer le lieu des manifestations, téléphone portable pour saisir l'événement, YouTube, Facebook ou sites communautaires en persan pour diffuser les films. Soutenus par de prestigieux parrains -- notamment les artistes Christian Boltanski et Annette Messager --, les membres de Ruban vert sont anonymes. Pour des raisons de sécurité mais aussi en hommage aux milliers de sans-nom qui ont fourni ces images.

CC BY SA Breathing Dead et CC BY Hamed Saber

Symbole de cette production hors norme, la mort d'une manifestante, Neda Agha-Soltan, saisie sur un trottoir le 20 juin 2009. Quarante secondes d'une agonie en direct. La vidéo connaît un destin planétaire. «Nous avons gardé le caractère brut des images , explique Maryam (1), artiste qui a monté les films de l'expo. Les Iraniens ne pouvaient pas s'exprimer, ces films sont leur arme.» Au-delà de leur caractère politique, les images frappent par leur esthétique singulière. Captées par des amateurs, elles sont malhabiles, floues, souvent prises d'en haut, les silhouettes comme écrasées. «Les gens filment beaucoup de chez eux , note Leyla. On aperçoit des bouts de portails, des embrasures de fenêtres.» Ces images violentes montrent le sang, les visages mutilés, les corps désarticulés subitement quittés par la vie. «Il n'y a pas l'autocensure des professionnels qui préfèrent filmer une trace de sang que le sang lui-même» , remarque Maryam. D'un même événement, plusieurs vidéos circulent. «Pour l'exposition, nous avons retrouvé six fichiers d'une même situation , explique Shaparak (1), journaliste de 28 ans, membre du Ruban vert. Grâce à ces points de vue, nous reconstituons cinématographiquement l'histoire.» Un homme abattu, les forces de l'ordre qui chargent, une femme en tchador lançant une pierre. «C'est une révolution numérique , dit Maryam, mais aussi une révolution de femmes. Pour la première fois, elles sont dans la rue comme les hommes. En première ligne.»

Au fil de la contestation, les films gagnent en qualité. «Les auteurs se font plus professionnels, ils bougent moins, réalisent davantage de plans séquences , analyse Shaparak. Les Iraniens sont férus de nouvelles technologies. D'ordinaire, ils utilisent le dernier modèle de téléphone portable ou d'ordinateur pour jouer ou regarder des films pornos.» Ces images ont une autre particularité : elles sont bavardes, voix off incessante. À la différence des journalistes, les anonymes filment et parlent en même temps. On les entend insulter les forces de l'ordre : «Enculés !» Mettre en garde leurs proches : «Attention, ils jettent des pierres.» Supplier, telle cette mère à son fils qui enregistre : «Éloigne-toi de la fenêtre, ils vont te voir.» De la rue remontent les slogans des manifestants : «N'ayez pas peur, nous sommes tous en ensemble.» La menace aussi, après la mort de l'un d'eux : «Je vais tuer celui qui a tué mon frère.» Et le soir, dans le noir protecteur de la nuit, les Iraniens montent sur le toit en terrasse de leur maison et crient à la face muette de la ville : «Allah Akhbar» («Dieu est grand»). Mot d'ordre utilisé il y a trente ans durant la Révolution islamique pour exprimer son opposition au chah, détourné aujourd'hui. «Cette incantation perd son sens premier pour devenir un signe général de protestation , explique Leyla. Elle montre aussi l'impuissance des Iraniens à s'exprimer librement.»

CC BY Hamed Saber et Saba

Entre H&M; et McDo, la rue de Rivoli à Paris va revivre la mobilisation de Téhéran. Chocs des situations : Action 1, l'expérience politiquo-sensorielle du Ruban vert, prend place au 59Rivoli, ancien squat d'artistes remis sur pied par la mairie de Paris, sis dans une des artères les plus commerçantes de la capitale. «Toute la gageure est de concilier le caractère dramatique de l'exposition à un emplacement dédié au shopping , explique Mickaël Faure, commissaire de l'exposition, ancien directeur du Bureau des arts plastiques de Berlin. Nous avons transformé ce matériau politique en diversité plastique et sonore pour toucher des Parisiens qui n'ont pas toujours en tête la situation politique en Iran, même s'ils s'en sentent très proches.» En regard des enseignes mondialisées de Rivoli, le bâtiment sera emballé, façon Christo, d'un immense drapeau vert, couleur de la contestation. À l'extérieur, les trottoirs parisiens retentiront des sons des manifestations de juin, les vitrines laisseront voir les performances d'artistes. À l'intérieur, une salle plongée dans le noir vibrera des «Allah Akhbar» protestataires. Action 1 est dédiée à tous les prisonniers politiques et au cinéaste emprisonné Jafar Panahi.

Paru dans Libération du 4 mai 2010

(1) Les prénoms ont été changés.

_ (2) Action 1, collectif Ruban vert , du 5 au 16 mai. 59, rue de Rivoli, 75001. Entrée libre. Du mardi au vendredi de 13 h à 20 h, samedi de 11 h à 20 h.

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