Islande, Troll d'histoire

Depuis toujours, les Islandais cohabitent avec les elfes, un peuple invisible caché au creux des roches. Mais de l’imaginaire au marketing touristique, il n’y a qu’un pas. Enquête.
par Marie-Joëlle Gros
publié le 15 mai 2009 à 17h31

Des glaciers impressionnants, dont l'un aussi gros que la Corse. Des gorges aux débits inégalés en Europe. Des volcans à perte de vue, et jamais au repos. Du magma tellement bouillonnant, juste là, sous le sol, que l'île grandit de plusieurs centimètres tous les ans. En Islande, la puissance de la nature est telle qu'il ne fait pas bon s'aventurer seul sur les routes. Depuis la nuit des temps, «des gens disparaissent sans qu'on ne retrouve jamais leurs corps , raconte le professeur de littérature médiévale Torfi Tulinius. Et ces disparitions hantent les vivants.» Pour les Islandais, leurs proches ne sont pas morts. Ils ont été happés dans le monde des elfes. Ce monde-là n'est pas accessible au commun des mortels. Pourtant, les visiteurs d'Islande en entendront forcément parler. En voir, c'est une autre histoire. Les elfes sont un «huddenfolk» , littéralement un «peuple invisible» . Seuls les «voyants» en côtoient toute l'année. Sur cette petite île de 313 000 habitants, perdue au nord de l'Atlantique et voisine du Groënland, chaque village a son voyant qui communique avec l'au-delà. Pour ces extralucides, pas de doute, l'Islande est l'un des sept centres d'énergie les plus puissants au monde. Une force tellurique inimaginable.

Réverbères et lumières

Lorsque l'on roule plusieurs heures à travers ces paysages lunaires, il arrive que les tas de roches volcaniques qui s'égrènent sur les côtés prennent soudain forme humaine. Un coup d'œil dans le rétroviseur pour vérifier… mais il n'y a rien que des monticules de pierres. Les Islandais eux-mêmes n'en mènent pas large. Surtout dans le noir. L'hiver, les réverbères éclairent les villes 24 heures sur 24. Et chacun laisse une des pièces de sa maison éclairée. Comme pour repousser les ombres. En dehors des villes, c'est l'obscurité complète. Il faut une bonne dose de rationalité pour ne pas laisser l'imagination cavaler. «Une nuit, je me suis retrouvée seule dans le nord, raconte une jeune guide. Il faisait très froid, je n'arrivais pas dormir. J'ai commencé à voir des ombres. Et j'ai compris, ­presque physiquement, cette idée qu'il y a des gens qui vivent dans le noir.» L'été, sans regarder sa montre, difficile de ­deviner l'heure, tant la lumière est inhabituelle. Et là encore, les tempéraments les plus carrés peuvent céder. «Nous avions roulé du sud vers le nord, raconte une touriste.Lorsque nous nous sommes décidés à monter la tente, j'étais épuisée. J'ai braqué les phares de la voiture sur mon compagnon qui s'affairait avec les sacs à dos. Je me sentais cernée par l'obscurité, j'avais l'impression d'être entourée. J'entendais des chuchotements, je sentais des frôlements, j'étais de plus en plus terrifiée. C'était comme dans le Blairwitch Project Son compagnon lui lançait  : «Arrête tes conneries, aide-moi !» Au réveil, la tente était plantée au milieu de l'herbe. Sans aucun arbre autour pour expliquer un quelconque bruit de vent dans les feuilles.

Lorsque l'on fait ce genre de récits aux Islandais, il n'y a pas de haussement d'épaules. Ils «savent» . Si on les interroge sur ces créatures mystérieuses qui peuplent l'île en toute discrétion, beaucoup répondent, évasifs : «Je n'en ai jamais vu, mais je sais.» Ici, personne n'envisage de contrarier les elfes, encore moins de les provoquer. Bien au contraire. En ville, on ne débroussaille jamais totalement les jardins pour laisser aux animaux des elfes de quoi s'alimenter. Et les enfants ont souvent interdiction de jouer sur les rochers. Pas à cause du risque de tomber, mais pour ne pas déranger ces créatures chtoniennes qui vivent à l'intérieur des pierres. Et le plus souvent en famille.

La nounou de Tolkien

Dans les récits qu'en font les Islandais, les elfes vivent chichement, du produit de la terre et de leurs bêtes. Leur garde-robe s'apparente à celle du XIXe siècle. Certains élisent domicile dans les maisons islandaises. Et sont susceptibles de déménager les nuits de la Saint-Sylvestre. C'est pourquoi, cette nuit-là, chaque chef de famille fait le tour de sa maison, en répétant, comme le veut la tradition : «Partez ceux qui veulent partir, et restez ceux qui veulent rester. Mais ne faites pas de mal ni à moi ni aux miens.» Les elfes domestiques sont aussi très taquins. Ils cachent les lunettes ou les clés au moment où l'on en a besoin. Les Islandais ne s'agacent pas. Ils savent qu'ils les retrouveront dès que les elfes auront fini de jouer avec.

Pour le Pr Tulinius, ce «folklore» appartient au patrimoine national, alimenté par les nombreuses légendes que les Islandais se transmettent de génération en génération. Il raconte que Tolkien, l'auteur anglais du Seigneur des anneaux , avait à dessein embauché une nounou islandaise pour qu'elle berce ses enfants de récits fantastiques. L'écrivain écoutait aux portes et n'en ratait pas un mot. Aujourd'hui encore, les enfants islandais disposent d'un passeport permanent pour le monde des elfes. Et jouent régulièrement avec eux. Mais en grandissant, ils perdent ce don.

Dans son documentaire Enquête sur le monde invisible , le réalisateur Jean-Michel Roux a filmé les confessions d'Islandais évoquant elfes, trolls et fantômes (1). Comme si ce peuple luthérien était resté profondément païen. «De nombreux Islandais savent que des elfes vont et viennent autour d'eux , témoigne Ysra, femme pasteure et également psychanalyste à Reykjavik. Et certains voient aussi le fantôme de leur grand-mère qui les suit partout.» Pour Ysra, ce genre de croyance serait «typique des insulaires» . Mais elle lui préfère une autre explication : «Nous sommes comme les Indiens d'Amérique. Nous pensons que la nature est habitée par des esprits.» Et comme ce sont eux, les vrais propriétaires de l'île, préserver la nature comme le font les Islandais, revient à respecter le monde des elfes.

Il y a encore cinquante ans, l'Islande était essentiellement rurale. Pour l'ethnologue Vanessa Doutreleau, «à défaut d'être les bons sauvages de la société islandaise, les elfes représentent un miroir idéalisé de la société humaine» . Ils ne versent pas dans le consumérisme qui a gangrené une île endettée jusqu'au cou. Ils résistent aux temps, prêts à jouer un rôle de vigie.

Talus de lave

Les elfes font parfois tomber les bétonneuses en panne. Et les autorités de l'île entendent le message. Elles citent souvent l'exemple du rocher de Kopavagur, dans la banlieue de Reykjavik. En voulant le déplacer pour construire une route, les ouvriers de la voirie ont déclenché les foudres des elfes qui vivaient dans la roche. Finalement, la route fait un crochet pour la contourner. Depuis quelques années, l'industrie du tourisme s'est emparée de l'imaginaire islandais. Les ­elfes font partie d'un package qui comprend les volcans, les glaciers, les sources d'eau chaude et les bars de Reykjavik. Sibba, conteuse locale, entraîne ainsi derrière elle des grappes de touristes désireux de «voir» des elfes. «Même en payant un extra, c'est impossible» , leur répond-elle souvent. Elle les emmène tout de même à Hafnarfjördur, qu'une voyante décrit comme «la capitale des elfes» . Dans ce port de pêche proche de Reykjavik, des talus de lave sont adossés aux maisons en bois coloré des XVIIIe et XIXe siècles. Témoins d'une cohabitation des forces de la nature avec la modernité. Ce marketing touristique n'est pas du goût de tous. Une Islandaise explique : «Satisfaire la curiosité des touristes entretient le folklore. Mais les elfes sont quelque chose de beaucoup trop intime pour qu'on l'exhibe comme ça.»

(1) Enquête sur le monde invisible , documentaire de Jean-Michel Roux (2004). DVD, édition Cinémalta, 15€ environ.

Publié dans Libération du 15/05/09

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