Israël: la crise de la presse, c’est pour Bibi

par Aude Marcovitch
publié le 16 octobre 2012 à 11h57

La radio a horreur du silence. Pourtant, il y a dix jours, au moment des informations de 17 heures sur Reshet Bet, la principale station publique, il a duré une minute. Une minute de mutisme des journalistes de la chaîne en solidarité avec les collaborateurs de deux des principaux journaux israéliens menacés d’une restriction drastique de leurs effectifs.

Maariv , quotidien de centre droit qui tente, depuis des années, de trouver son équilibre financier devrait être vendu à Shlomo Ben-Zvi, propriétaire et rédacteur en chef de Makor Rishon, un titre proche des milieux nationalistes et religieux, à la droite du Likoud. Selon l'accord, seuls 300 employés sur les 2 000 (dont 300 journalistes) que compte Maariv , pourraient conserver leur poste.

Au Haaretz , le journal de l'intelligentsia de gauche, ce sont 100 collaborateurs, soit le tiers du personnel, qui feront les frais de mesures d'économie. Décision exceptionnelle : les employés du Haaretz se sont mis en grève, supprimant pour la première fois en trente ans une édition du journal.

Dans un pays qui commence à ressentir les effets de la crise économique internationale, le marasme des médias israéliens a un air de déjà-vu. Mais à cela s'ajoute un bras de fer politique qui fait craindre une atteinte au pluralisme. Le quotidien gratuit Israel Hayom , aujourd'hui le titre le plus lu dans le pays, est le navire amiral de cette tendance. Lancé il y a cinq ans par Sheldon Adelson, un milliardaire américain proche de Benyamin Nétanyahou, il sert de porte-voix au chef du Likoud. La fortune phénoménale qu'il a réalisée grâce à ses casinos aux Etats-Unis et en Chine, Adelson l'investit en politique. Il est l'un des principaux donateurs de la campagne du candidat à la présidentielle américaine, Mitt Romney. Tabloïd à la présentation aérée, au format agréable et aux gros titres accrocheurs, «Israel Hayom a été conçu de manière intelligente et très efficace» , décrit Jérôme Bourdon, professeur au département de communication de l'université de Tel-Aviv. «Il a engagé de grandes signatures de la presse israélienne comme Dan Margalit et même Yossi Beilin [ancien dirigeant du parti de gauche Meretz, ndlr], pour lui donner une apparence pluraliste. Mais le titre est très clairement dévoué à Nétanyahou et lui sert de bulletin de propagande.»

Distribution du Israel Hayom à Jérusalem - Photo חובבשירה

Alors que les trois principaux quotidiens, Yédioth Aharonot , Maariv et Haaretz , se partageaient avec difficulté le petit bassin des lecteurs israéliens, l'arrivée de Israel Hayom «a contribué à la ruine radicale de la presse écrite traditionnelle en Israël» , souligne Jérôme Bourdon. «Adelson nous a pris des lecteurs, mais il a aussi décidé de casser les prix de la publicité dans son journal, ce qui a eu des conséquences directes sur les revenus des autres quotidiens. Il veut écraser les autres» , ajoute Matan Drori, chef du service Etranger de Maariv . L'effet combiné de la puissance commerciale de Israel Hayom et de sa proximité avec le gouvernement a pour conséquence une atmosphère délétère dans la presse israélienne longtemps réputée pour sa liberté de ton.

Et cette crise touche aussi l’audiovisuel. La Chaîne 10 (privée), incapable de rembourser la dette de plus de 60 millions de shekels (12 millions d’euros) qu’elle doit à l’Etat, est menacée de fermeture. Mais à ces problèmes financiers, se mêlent d’autres plus politiques. Misant sur des émissions d’information au ton plus critique que sa concurrente, la Chaîne 2, les analystes voient dans sa difficulté à trouver un terrain d’entente sur ses finances, une volonté du pouvoir de la museler. Lors du débat à la Knesset sur une loi qui aurait permis à la chaîne d’étaler ses dettes, Benyamin Nétanyahou est intervenu directement pour empêcher le vote. Le Premier ministre n’a pas avalé la diffusion d’une enquête concernant des voyages privés qui ont suivi des visites officielles et qu’il aurait allégrement fait financer avec l’argent public.

En outre, la 10 est à l’origine d’un documentaire soupçonnant Sheldon Adelson d’avoir acquis la licence d’un casino grâce à ses liens politiques. Menacée d’une poursuite judiciaire par le magnat américain, la chaîne a présenté des excuses. Scandalisés par le procédé, trois journalistes ont présenté leur démission. De même, Keren Neubach, présentatrice d’une émission sociopolitique sur la radio Reshet Bet, s’est vue récemment imposer un coprésentateur aux opinions plus favorables au gouvernement, sous prétexte de proposer une programmation nuancée.

Face à la fronde des journalistes de la radio publique, le patron de Reshet Bet a dû faire marche arrière. «Dans un petit marché comme le nôtre, il est plus facile pour les politiciens de faire pression sur les journalistes» , commente Matan Drori qui relève de «l'autocensure» chez ses confrères. Il se dit «exténué» de cette bataille menée désormais à coup de manifestations et de prises de parole. Comme un baroud d'honneur, Ben Caspit, célèbre éditorialiste de Maariv , a fulminé dans une tribune publiée la semaine dernière : «Alors voilà, Bibi [Benyamin Nétanyahou, ndlr]. Tu as les médias. J'espère que tu es fier d'eux. Nous continuerons à nous battre pour la liberté, à faire entendre notre opinion, à nous battre pour notre profession qui exige que nous critiquions, que nous fassions pression, aboyions et servions le droit du public à tout savoir. Tu gagneras peut-être quelques batailles ici ou là, mais à la fin, tu perdras la guerre.»

Paru dans Libération du 15 octobre 2012

De notre correspondante à Tel-Aviv

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