Série

«Je suis contre cette culture de l'amateurisme»

Andrew Keen, blogueur britannique, dénonce dans un livre l'utopie de l'Internet participatif.
par Frédérique Roussel
publié le 22 août 2007 à 9h17
(mis à jour le 22 août 2007 à 9h17)

Andrew Keen, baptisé «l'Antéchrist de la Silicon Valley», a publié début juin un brûlot, The Cult of the Amateur. Le sous-titre s'avère on ne peut plus clair : Comment Internet tue notre culture. Andrew Keen n'a pourtant rien d'un ­allergique à la technologie : ce Britannique devenu entrepreneur californien avant la bulle, tient un blog -  thegreatseduction.com - et produit un programme de ­podcast sur AfterTV. Dans un article publié en février 2006 dans The Weekly Standard, il partait en guerre contre le Web 2.0 en écrivant que le «grand mouvement utopique de notre ère contemporaine a son siège dans la Silicon Valley» et n'hésitant pas à rapprocher ce «cauchemar de Socrate» à l'idéologie communiste. Il étoffe cette thèse dans son dernier livre. A-t-il fini par prendre en grippe ce qu'il a adoré ? Non, répond-il, ce n'est pas la technologie en soi qui lui pose problème, mais plutôt ce qu'Internet est devenu, un marigot où baignent un maximum d'inepties, un tombeau de la culture de qualité, fossoyée par la gratuité. Il n'hésite pas à écrire que des millions de singes derrière leur clavier alimentent une jungle de médiocrité. Le journalisme citoyen, qui désigne la possibilité de tout un chacun de devenir cyberreporter, participe selon lui de cette idéologie de l'amateurisme. Le livre de Keen a évidemment généré un âpre débat.

Comment en êtes-vous venu à dénoncer l'envers d'Internet ?

Quand je regarde le Web, j'y vois principalement un chaos culturel et éthique. J'observe le vol rampant de la propriété intellectuelle, le plagiat, la pornographie extrême, le spam incessant et l'inanité intellectuelle. Les sociétés du Web 2.0, les Youtube, Google ou autre Facebook, n'utilisent le contenu généré par les internautes que pour augmenter leurs bénéfices. Tout le monde s'exprime certes, mais «narcissiquement», et la culture est de qualité de plus en plus médiocre. L'éthique de l'amateur est si dominante que l'expertise, le talent et le savoir perdent du terrain. Des analyses politiques superficielles, des vidéos pitoyables, des romans illisibles. Aujourd'hui, Internet ressemble à l'état de nature, plus proche de Hobbes que de Rousseau, où le comportement humain s'épanouit sans ­règles sociales ni lois. L'anarchie. Il suffit d'aller surfer sur la blogosphère ou de lire ce qui se dit sur les forums. Le Web 2.0 est en train de tuer notre culture, prendre d'assaut notre économie et détruire nos codes de conduite. Tout ça à cause de ­cette foi utopique dans l'information technologique.

Internet ne permet-il pas justement une démocratisation de la culture ?

Au XXe siècle, ce sont les médias qui ont démocratisé l'accès à la culture. La démocratisation portée par le Web, la soi-disant sagesse du public, est un leurre. ­Wikipédia, l'encyclopédie en ligne collaborative en tête des recherches mondiales, n'a pas plus de valeur qu'un Trivial Pursuit, avec plein d'erreurs et de demi-vérités. La sacro-sainte communauté peut en arriver à décider, de manière consensuelle, que deux plus deux équivaut à cinq. Le pire, je crois, c'est l'anonymat qui règne en ligne. On devrait être obligé de donner sa véritable identité. Cette supposée démocratie m'apparaît en réalité comme une oligarchie, le ­résultat d'une alliance entre les anciens de la contre-culture et les fondamentalistes libéraux. C'est la nouvelle élite de la Silicon Valley, héritière de la culture hippie.

Etes-vous antitechno ?

Ce livre n'est pas contre la technologie. Il dit simplement que nous sommes responsables de cette invention collective et que nous nous devons de la contrôler. Quand nous regardons Internet, nous regardons dans un miroir. Je n'ai pas de problème avec le Web. Je ne suis pas un luddite[un opposant à toute nouvelle technologie, ndlr]. J'adore me servir du courrier électronique. Je souhaite seulement plus de contrôle. Je suis contre cette culture de l'amateurisme élevée en idéologie. Aujourd'hui, on l'idéalise, au risque d'entraver et de censurer la vraie créativité. Nous avons besoin de culture de qualité, de hiérarchie. Les journaux citoyens sont idéalisés. Les médias traditionnels sont considérés comme corrompus, paresseux et peureux, alors que les amateurs du Web 2.0 sont dynamiques, honnêtes et sages. Mais les médias institutionnels sont indispensables dans leur rôle de médiateurs.

Que pensez-vous du journalisme citoyen ?

Qu'est-ce que veut dire «journalisme citoyen» ? Est-ce qu'on dit des «politiques ­citoyens» ou des «docteurs ­citoyens» ? Un journaliste n'est pas un amateur. Il existe une véritable incompréhension de ce qu'est un journaliste. Aux Etats-Unis, nous avons d'excellents journaux comme le New York Times, le Washington Post ou USA Today. Et cela ne s'improvise pas, c'est un job qui ­demande du temps, des compétences et de l'énergie. Le propriétaire d'un ordinateur ne se transforme pas en un journaliste crédible, comme un livre de recettes ne fait pas pour autant le bon ­cuisinier.

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