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Jeff Jarvis : «Internet, c’est la vie ; et la vie, c’est le foutoir»

par Christophe Alix
publié le 14 décembre 2011 à 11h57

Jeff Jarvis incarne bien la figure américaine de l’activiste de l’Internet. À 57 ans, ce journaliste new-yorkais, devenu professeur de «journalisme entrepreneurial» à la New York University, s’est imposé comme une référence de la blogosphère avec son site Buzzmachine. Il y dissèque les dernières tendances de la nouvelle économie et des médias à l’ère numérique.

Libéral-libertaire comme on dirait en Europe, Jeff Jarvis se livre à un véritable éloge de la «publitude» dans le livre Tout nu sur le Web tout juste sorti (éditions Pearson). La publitude ? Un néologisme évoquant, par opposition au concept de vie privée ( privacy ), la transparence et nos vies publiques sur le Net. Ce «toujours connecté» qui totalise 29000 tweets et compte 86128 followers à ce jour a reçu Libération à la Cantine, un des principaux lieux de rendez-vous de la websphère parisienne.

Vous avez quelque chose contre la protection de la vie privée en ligne ?

Pas du tout, notre droit à la vie privée et au contrôle des informations nous concernant est un droit fondamental de l’être humain. Mais, avec Internet, nous avons également acquis la possibilité de partager nos vies en les rendant publiques. On a le choix maintenant.

Et qu’en fait-on ?

J’ai eu un cancer de la prostate et j’ai décidé de l’annoncer publiquement parce que je pensais que cela pourrait m’aider. Ma sociabilité numérique m’a apporté beaucoup dans ce cas précis, j’en ai retiré énormément de bénéfices, tout comme ceux qui ont partagé cette histoire avec moi.

La «publitude», selon vous, vaut mieux que la «privacy»…

Ces deux éthiques, parce qu'il s'agit de cela, sont interdépendantes, elles ne sont pas exclusives. Mais je pense que l'on se focalise trop sur la vie privée aujourd'hui, sans voir tout ce que le partage d'informations nous apporte. A force d'invoquer ce respect de la vie privée comme la valeur suprême de l' homo connecticus , on risque de passer à côté de tas d'occasions de connexions. Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, dit que son réseau social n'a pas changé la nature humaine mais qu'il en a accru ses possibilités.

Qui le conteste ?

Le problème, c’est que les changements colossaux qui sont à l’œuvre avec la généralisation des nouvelles technologies sont souvent vécus comme une menace par la majorité de nos gouvernants et de nos élites. Leur peur de l’inconnu leur inspire de mauvaises décisions. Au lieu d’employer leur énergie à se protéger d’inconvénients qui sont réels, ils feraient mieux d’en exploiter les points positifs, bien plus nombreux.

Ça sert à quoi, la «publitude» ?

Ses outils nous donnent du pouvoir, comme on l’a vu par exemple avec les révolutions arabes : la capacité de créer, de nous organiser et de rassembler nos savoirs. Grâce à elle, plein de gens gagnent désormais leur vie autrement, créent de nouveaux secteurs et marchés. La publitude abaisse les frontières et remet en cause l’idée de nation.

Vous n’êtes pas dans la techno-béatitude, là ? Quantité d’entreprises se servent de nos données sans dire ce qu’elles en font, sans la transparence dont vous dites que c’est l’autre grande valeur du Web, avec le partage…

C’est vrai, elles ne disent pas toujours ce qu’elles en font et ne nous donnent pas assez de contrôle dessus. Mais cela n’en fait pas des diables pour autant, elles font du business… Et puis, pourquoi toutes ces angoisses ? Google a sa plus forte part de marché en Allemagne, dans un pays où le gouvernement et les médias sont très critiques à son endroit. Cela signifie-t-il que 90 % des gens ont tout faux ? Est-ce que ce ne sont pas les institutions qui sont déconnectées du public ?

Vous vous opposez à la loi Hadopi qui porte atteinte, dites-vous, au droit fondamental de se connecter. Comment faites-vous respecter le droit d’auteur ?

Pourquoi tenter de réguler le futur avec de vieux modèles ? Votre Président ne défend pas la culture mais ceux qui veulent continuer à la distribuer à l’ancienne alors que l’Internet «disrupte» tout, comme Gutenberg avait été en son temps à l’origine d’une mutation très déstabilisante pour des pans entiers de la société. C’est toujours la même histoire des pouvoirs qui défendent les pouvoirs établis alors que la technologie chamboule tout et rebat les cartes. Nous sommes dans un de ces moments. Internet n’a pas à être tenu et régulé parce qu’Internet, c’est la vie ; et la vie, c’est le foutoir.

Pourquoi remettre en cause le droit à l’oubli des réseaux ?

Il y a un droit à l’anonymat qui est plus que légitime dans certains cas, particulièrement lorsque la liberté d’expression n’est pas garantie. Mais il faut se méfier des effets indésirables et indésirés d’une réglementation des réseaux. Peut-on m’obliger à effacer quelque chose qui parle de vous ? Lorsque les informations publiques sont restreintes, le public perd. Tout doit être public par défaut.

Y compris pour les Etats et les entreprises, dites-vous…

Oui, les Etats devraient être publics par défaut et secrets par nécessité, alors que c’est trop souvent l’inverse, il y a un gros changement culturel à faire, comme on le voit avec les données publiques. Quant aux entreprises, elles ont le droit de garder des secrets, mais ce n’est sans doute pas la manière la plus efficace de se comporter avec ses clients. A l’ère des réseaux, la culture du secret n’a plus de sens.

Paru dans Libération du 13 décembre 2011

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