«Journey», le trip intérieur

par Olivier Seguret
publié le 20 mars 2012 à 15h21

Aimer vraiment les jeux vidéo n'interdit pas d'être loyal et de constater que les chefs-d'œuvre y sont rares. Oui, ils existent, et certains sont authentiquement éligibles parmi les œuvres les plus marquantes de la création contemporaine, mais leur liste est courte -- et c'est d'ailleurs toujours la même que l'on ressert. Selon toute probabilité, on y trouvera Ico , Rez , tel ou tel Zelda , Shadow of the Colossus et une petite poignée d'autres, incontestables mais tellement esseulés. Il est donc tentant, lorsque nous arrive enfin un titre comme Journey , de faire sonner les fanfares au volume maximum du tintouin enthousiaste puisque, moins d'une semaine après sa sortie, un consensus critique mondial place déjà ce titre sur la short list des merveilles virtuelles universelles. Cependant, Journey est une bulle de cristal délicate, qui semble avoir été soufflée avec l'air de son propre mystère et dans laquelle pulsent les impénétrables lumières de l'art. Quelque chose dans ce jeu force le respect en même temps que l'admiration : peut-on dégager calmement de cette sidération quelques critères valables qui établissent en effet sa qualité de chef-d'œuvre?

Un jeu pour tous. Une carte ? Un gun ? Un score ?…Tu rigoles ? C'est la première chose qu'il faut absolument faire passer à propos de Journey : il s'adresse à nous tous, joueurs ou pas, ados et vieux, femmes et hommes. Il n'y a nul besoin d'être instruit de la manette pour le prendre en mains, il réclamerait plutôt d'oublier tout ce que l'on sait déjà, même si les gamers y retrouveront aussi les échos d'un langage familier. Les uns comme les autres auront un intérêt commun à se laisser avant tout porter par leurs sens, leur intuition, leur imaginaire, éventuellement leur grâce : Journey , comme son titre le dit, est un «voyage». Il prend non seulement la forme d'un périple grandiose parmi des paysages de déserts, de palais dorés, de villes englouties, de montagnes qu'enneigent les tempêtes, mais il prend aussi l'amplitude d'une odyssée intérieure, à sa façon initiatique, parce qu'elle fait glisser en nous des sensations nouvelles, enfouies, avec lesquelles nous avions perdu tout contact.

Un jeu pour un. Dans Journey , rien n'est expliqué mais tout est lumineux. Nous apparaissons parmi les dunes et nous voyons au loin une très haute montagne scintillante, dont la cime est tranchée d'une brèche. Ce sommet sera notre seul, unique et mutique objectif. C'est un pic physique autant que mental : il se grave aussi fort sur l'horizon qu'il se tatoue dans notre âme. Entre lui et nous, l'espace n'est pas que géographique : il est spirituel, atemporel, sensoriel, hédoniste. Au fil du parcours, des papillons de satin nous apprennent à voler toujours plus haut et plus loin, à mieux écouter les vibrations sonores, à se dissoudre soi-même dans la perfection soyeuse des matières. Nageons-nous sur des sables liquides ? Sous des rivières d'or ? Volons-nous dans des poudres de lumière, des nuages d'atomes solaires, à travers un hélium safran ? Cette double invitation à la jouissance et à la méditation donne son tempo unique à l'expérience : Journey joue avec nos sens mais aussi avec tous les sens du mot réflexion. Il offre au joueur à la fois un reflet de lui-même, le place devant un motif de sa solitude, l'incite à en jouir et le porte avec un tact inouï à toujours mieux (se) réfléchir.

Un jeu pour deux. Tout cela formerait déjà une proposition exemplaire venant d'un jeu vidéo, mais elle s'enrichit encore d'une nouvelle dimension à partir du moment où, après s'être connecté en ligne (pratiquement la seule option disponible dans ce qu'il est difficile d'appeler un «menu»), le joueur sera confronté à la présence de l'Autre. Oui, le grand Autre. Car Journey , créatif jusqu'au bout, cherche aussi à faire évoluer les conventions des jeux online en y injectant du trouble, en valorisant les enjeux affectifs de la rencontre, en dessinant autant les vides que les liens par lesquels nous nous trouvons tout à coup unis dans ce voyage avec d'autres joueurs anonymes, et qui le resteront. Cet autre nomade solitaire que l'on croise par hasard prend une forme proche de la nôtre, à quelques détails d'écharpe près. On fait un bout de chemin avec lui. On fait chanter en sa compagnie, d'une touche, la note unique de notre bonheur d'être ici. Plus tard, peut-être gravira-t-on de concert le sommet catégorique qui, tous les deux, nous hante… Comme l'a expliqué son «creative director», Jenova Chen, Journey fait se rencontrer «deux étrangers qui ne savent qu'une chose l'un de l'autre : ce sont des êtres humains» . Dans ce domaine comme dans les autres, le minimalisme radical de Journey fait valoir sa puissance d'évocation. En taillant jusqu'à l'épure dans tout ce qui pourrait parasiter la trajectoire prodigieuse en quoi consiste l'aventure, ses développeurs permettent à toutes les formes d'identification de s'y exprimer.

Un enjeu. C'est aussi pour cette raison que ce jeu, plus que les autres, trace sa voie vers un au-delà du jeu. Ce n'est pas seulement par le online qu'il se connecte au monde contemporain : il dialogue aussi de plain-pied avec certaines œuvres les plus éloquentes de l'art moderne. Citer Turner ou Chirico, Antonioni ou Gus Van Sant, Moebius ou Roland Topor ne serait ni injuste ni cuistre. Ce serait insuffisant. Journey émane des cercles les plus sophistiqués de la scène des développeurs : le studio ThatGameCompany, antenne «indé» et expérimentale de Sony en Californie. Ses développeurs sont très liés au monde universitaire local, bouillon de culture où se mélangent le savoir académique, les sciences de la programmation et les techniques de l'entertainment. Le hipster Jenova Chen est l'un des rejetons prodiges de cette pépinière qui fusionne Hollywood et la Silicon Valley.

Et c'est pour toutes ces raisons que l'existence même d'un titre comme Journey , sans parler de sa fortune éventuelle, est un enjeu. La musique somptueuse d'Austin Wintory ou la beauté extrême des graphismes ne disent pas tout : les développeurs, à tous les étages de la fabrication, jouent ici littéralement avec leur art. Sans faire les malins, sans second degré, sans distance, ils nous donnent à éprouver des textures, des matières, des mouvements et des sons. Notre corps les traduit avec nos sens et nos émotions. Aucun autre médium ne peut faire, aujourd'hui, une telle proposition. Journey est un acte par lequel le jeu vidéo s'affranchit et s'autonomise. Et se grandit. Chef-d'œuvre, on vous l'aura dit.

Traces :

Ico . Développé par Fumito Ueda et la Team Ico, ce jeu figure, depuis sa sortie en 2001 sur PS2, parmi les indéboulonnables références du jeu, avec un titre frère : Shadow of the Colossus . Journey entretient d'évidentes affinités avec ces univers solitaires, mélancoliques, musicaux, épurés et mystérieux.

Flower . Précédente petite merveille du studio ThatGameCompany en 2009, Flower (toujours dispo en téléchargement pour PS3) partage la même base génétique que Journey , un tronc commun évolutif où le flow , le vol plané, les matières, les textures et les sons composent une partition à l'unisson du joueur.

Gerry . Le plus minimaliste et radical des films de Gus Van Sant, Gerry (2002) reviendra à la mémoire des cinéphiles placés devant Journey . Deux créatures humaines dans le désert filent droit vers leur destin. Splendeur, vertige et incommunicabilité. On aurait aussi pu choisir l'Avventura et Antonioni.

Paru dans Libération du 19 mars 2012

Journey

_ développé par ThatGameCompany pour Sony

_ à télécharger sur PS3 via le PSN, 12,99 euros.

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