La musicienne et le tueur

par Marie Lechner
publié le 10 janvier 2008 à 11h13

On était sans nouvelles d' Anne Laplantine , 35 ans, musicienne diaphane qui essaimait sa pop électro délicate et erratique, souvent dissimulée derrière différents pseudos à consonnance austro-nippone, comme Michiko Kusaki ou Angelica Koelhermann . On avait perdu sa trace quelque part dans la bohème berlinoise, où elle a participé un temps à l'effervescence d'une scène de musique expérimentale, collaborant notamment avec un autre exilé, le musicien britannique Momus (sur l'album Summerisle ). C'est via le blog de Momus que la fugitive redonne signe de vie après une longue parenthèse silencieuse.

Silence is (Anne Laplantine)

Sa disparition coïncide avec le retour fracassant des guitares, après les années "laptop": «Résister au monde digital en réintroduisant des instruments en bois, c'est un peu désenchanté comme réaction. A partir de ce moment, je n'ai plus pu faire de musique» , explique-t-elle.

L'artiste traverse une longue période de doute et se remet à jouer au Go de manière obsessionnelle. « Avant de partir à Berlin, j'étais inscrite au Club de Go de Paris. J'ai eu envie de rentrer à Paris pour retrouver son atmosphère. » De retour dans la capitale, elle se rend au club de Go tous les jours pendant plus d'un an. « Je suis même devenue secrétaire, j'y passais quatre à cinq heures par jour. » Une monomanie à laquelle elle met fin brusquement.

Shine, la vidéo hommage (Anne Laplantine)

Le 16 avril 2007, l'étudiant sud-coréen Cho Seung-Hui tue 32 personnes sur le campus de Virginia Tech avant de se suicider. Laplantine, bouleversée, arrête le Go. « Il y a deux formes de résistance au monde, une option est la fuite (que j'assimile au Go), l'autre étant d'affronter ce qui s'y passe, par l'art », explique-t-elle autour d'un café cigarette dans la cuisine de son appartement parisien.

« J'ai passé beaucoup de temps à regarder les images de Cho, à lire ses textes. J'ai ressenti de l'affection pour lui... Il a posté des images où il se met en scène avec des armes comme un enfant qui joue à la guerre. Pour moi, son geste est très compréhensible, il révèle une solitude extrême qui me parle. C'est très différent du cas d'Eric et Dylan, les tueurs de Columbine, qui ont fabriqué une fiction à deux.»

In my hands (Anne Laplantine)

Laplantine réalise alors une vidéo hommage à partir de ces images de Cho, un premier film silencieux qui s'attarde sur son visage, avec en sous-titre les paroles de Shine, chanson de Collectif Soul, un groupe qu'il écoutait. «Je me suis battue pour entendre quelque chose dans ce silence douloureux. J'essayais de revenir en arrière, de retrouver du son où il y avait du silence, de la vie où tout est mort» , explique la fragile musicienne qui met son film en ligne sur Youtube, le premier d'une longue série . La plate-forme de partage de vidéos devient « son carnet de croquis ». La petite musique qui l'avait quittée revient petit à petit bercer ses courtes pièces vidéos réalisées à partir d'images glanées sur le web lors de ses «promenades google » quotidiennes.

Me war (Anne Laplantine)

Ses montages sont pareils à des rêves éveillés. Abolissant la distance entre elle et le chaos du monde, elle s'intègre au milieu du vacarme visuel : un soldat américain arme au poing force une porte et se retrouve nez à nez avec Anne désarmée debout dans un coin de sa chambre. Ici, elle s'exhibe avec une arme , là elle laisse perler des gouttes de sang de sa main .

La beauté de la nature en feu rivalise avec celle des bombardements en Irak. La fumée qui monte des maisons incendiées se mue en nuages noirs. Images lyriques qui s'accompagnent de silences obsédants ou de chansons dont l'étrange douceur contraste avec leurs paroles menaçantes. «I dream of shooting with two guns. I'd like to do like him sometimes» (Je rêve de tirer avec deux armes. J'ai envie de faire comme lui parfois) ou « You want to kill them all. I understand. I want to do the same. It's not with anger. Just for fun » (tu veux tous les tuer. Je comprends. J'ai envie de faire la même chose. Sans colère. Juste pour m'amuser).

just for fun (Anne Laplantine)

Ces vidéos postées sur Youtube lui valent néanmoins quelques étranges amis. Son hommage à Cho attire l'attention de jeunes gens qui vénèrent les tueurs de Columbine et de Virginia Tech. « Pour eux, ces tueurs sont des idoles, comme pour Ida, une Norvégienne de 14 ans qui leur faisait des vidéos hommages. J'ai été en contact avec beaucoup de gens qui exhibent leurs flingues, et petit à petit je suis rentrée dans leur cercle d' "amis". Il n'y a pas beaucoup de différence entre eux et moi, j'ai un peu plus de culture peut-être: ils veulent dire quelque chose avec ces images, ils aiment faire des montages et parler d'une violence qui nous est proche. Ils aiment les films comme Battle Royale, ou les jeux vidéos comme Silent Hill ou Resident Evil, moi aussi d'ailleurs, mais j'aime aussi les jeux de Nintendo, pas eux. Et puis, certains sont réellement fachos. »

me gun (Anne Laplantine)

L'artiste, qui était sur le point de couper les ponts avec ses encombrants amis « qui menacent de poser des bombes et de venir (la) tuer » , est bizarrement rattrapée par l'actualité avec le massacre de Tuusula en novembre, perpétré par l'étudiant finlandais Pekka-Eric Auvinen, qui avait annoncé son acte sur YouTube.

Le nom d'Anne Laplantine apparaît dans un article que le Spiegel consacre à la prévention de ces tueries. Le fait que Laplantine ait choisi la photo de Cho pour illustrer son profil et son lien avec Auvinen est selon le journaliste - peu réceptive à ses motivations artistiques - un signe avant-coureur.

« En réalité j'étais très indirectement liée au Finlandais. Nous avons des "amis" communs dont les comptes ont été fermés dès le lendemain. J'ai un peu flippé, mais cette censure m'a mise en colère, j'ai donc reposté les vidéos censurées d'Auvinen, parce que j'estime qu'il faut les voir. C'est pareil pour les images de la guerre en Irak, qui m'ont profondément choquées et qu'on n'a vu nulle part: j'ai vu des choses affreuses, comme ces soldats américains qui pourchassent des civils irakiens caméra au poing et qui les abattent comme dans un film. Youtube les censure régulièrement, c'est dommage, ils feraient mieux de censurer les vidéos gags. J'ai refilmé certaines images pour les intégrer dans mes films, afin qu'elles ne disparaissent pas. Mon travail sur Youtube est une expérience avec ces images que je vois sur le net, qu'est-ce qu'on fait de ces images?» , interroge-t-elle.

eric in automn leaves (Anne Laplantine)

Bien qu'elle n'ait aucune sympathie pour le tueur finlandais, et qu'elle goûte peu son discours sur la sélection naturelle, Laplantine refait néanmoins une vidéo à partir de celle d'Auvinen « Il est dans la forêt et tire plusieurs fois sur une pomme , ce fruit est l'origine du bien et du mal, l'objet aussi de la nature morte. »

Anne Laplantine vient de sortir CTRY, un DVD avec une sélection d'une vingtaine de vidéos, souvent musicales qu'elle envoie aux festivals avec un communiqué précisant «Anne Laplantine respecte la loi du talion: oeil pour oeil. » Perturbantes, immorales, inquiètes, ces vidéos d'une beauté sombre donnent une étrange gravité à ses chansonnettes instables, à fleur de peau...

Ecouter

_ sur la compilation I regret not having kissed you ( doki doki ), dans le cadre du kiosque électronique au Plateau, à Paris, le 16 février.

Voir les chaînes d'Anne Laplantine

_ http://youtube.com/profile?user=laplantine

_ http://uk.youtube.com/YyouTyou

_ http://uk.youtube.com/YoUpOintY

_ http://uk.youtube.com/ySquaRy

_ http://uk.youtube.com/YrOuNdY

_ http://uk.youtube.com/YyOuCarY

livejournal:

_ http://alaplantine.livejournal.com

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