Kamel Toe, il se fait plez

par Eric Loret
publié le 15 avril 2010 à 13h08

C'est sur le 2.0. qu'on le rencontre, un matin de la fin janvier. On poste tranquillement des vidéos de vacances sur Dailymotion quand on aperçoit, en une du site, un jeune mec à casquette avec un sketch au titre anachronique : «Kamel Toe. La revue littéraire : Dom Juan de Molière» . On clique, intrigué, et là, on voit une fausse racaille lancée dans une étude pas du tout fausse de la pièce incriminée : «Dom Juan, c'est un cynique, comme le nom de l'aut' babouin, là, et en vérité, il est malhonnête à fond, c'est un mec malhonnête avec des couilles fat comme des pastèques du Congo.» Le but de Dom Juan, ajoute-t-il, ce n'est pas de «pimenter des meufs de high level» ou «faire son bad boy de Ligue 1» , mais surtout de s'affronter à Dieu. C'est beau comme un commentaire sur la politique française.

Dans une autre vidéo, on apprend que Baudelaire se tape «des grosses phases de bad hystériques» . Faut dire qu'il se crame la tête «avec du chimique à l'ancienne, opium, cocaïne pure, haschich d'Afghanistan : la Rolls-Royce du meumeu.» Le tout débité à l'arrache avec caméra et montage péraves, et des objets (statues, photos, lunettes, voire la mère de Kamel) qui surgissent de tous les côtés de l'écran. La vidéo sur Dom Juan se termine par une spéciale dédicace de Kamel à son «dauphin» (sa copine) : il lui a bricolé une horloge avec un enjoliveur et, collée dessus, «ma plus belle photo de toi avec des p'tits chatons» . Pris d'un accès de jouvence, on s'écrie : «C'est énorme !» On fait tourner la vidéo, plusieurs dizaines de normaliens se retrouvent écroulés et adoptent aussitôt la devise «Gros, j'te dis, ce bouquin, c'est de la mayonnaise» . Le garçon avait déjà été repéré par France Inter en septembre, et le site MadmoiZelle.com (dont la Web TV empile cinq millions de vues smur Dailymotion) le programme régulièrement depuis janvier. Mi-mars, Dailymotion le recolle en «vidéo star» de sa chaîne Comédie. Commentaire en langage Kamel sur son Facebook officiel : «BIEN LES GROS GARS, ya Dailymotion y mette la pataTe, sa YouM, y font PLeZ tavukoi. petite HOmE bieN Pour CAndiDe, "le poisSEux ki en Fait c'eSt un Vrai BoGoss de FouFOu, Ki CompRend Tout sur la Vie en VrAI ApRès deS dArAss Tout EPIQUES".»

En real life, Kamel Toe a 23 ans et un petit carnet. Il en sort des idées, en note d'autres en parlant. Il montre quelques dessins de fœtus aplatis, expliquant qu'il s'agit de Roswell, la créature. Il songe à la recycler pour son job de planner stratégique : Kamel bosse dans une agence de com parisienne. Roswell est totalement années 90, et la naissance, mort et flottaison des mythologies kitsch le fascinent. Dans son carnet, il recopie parfois aussi des phrases qu'on prononce, au titre de la nosographie de la vieillitude, on suppose. Effaré par notre inculture [cette phrase n'engage que son auteur, ndlr] , il en arrache finalement une page, griffonne une ordonnance express de films «bromance» (un sous-genre hollywoodien formé sur romance et brothers) avec Step Brothers,Pineapple Express et Superbad .

Kamel Toe ne s'appelle évidemment ni Toe ni Kamel. Si vous voulez savoir pourquoi, vous googliserez «camel toe» , avec un C. Il n'est même pas rebeu, plutôt bourgeoisie roubaisienne. C'est à son grand-père maternel, l'architecte Jean-Pierre Watel, qu'il doit, dit-il, le goût de l'art, des expos. «Et mon père, c'est un gros cultivé, misanthrope intello à l'humour très décalé, qui a fait plein de métiers. En ce moment, il fabrique des couches-culottes en bambou.» Dans le genre do-it-yourself, Kamel Toe est certes loin de la célébrité d'un Rémi Gaillard. Mais il faut dire aussi que son humour est un peu moins immédiat, plutôt dans le recyclage et le cinquante-douzième degré. En tant que journaliste de gôche, on est d'ailleurs inquiet : c'est pas un peu raciste de se foutre de la gueule des cailleras ? Ben non. Kamel Toe, c'est un «lascar» . Et à Villeneuve-d'Ascq, où il a passé son adolescence, des lascars, il y en a plein, et de toutes origines. Y compris «le lascar rural en jogging qui deale du shit devant sa maisonnette, avec sa mère qui sort pour lui dire avec l'accent du Nord qu'il faut passer à table. C'est des poseurs, au même titre que les gothiques, les métalleux, les mécheux, les electro-boys, les fluos kids.»

Et comme Victor Watel (son presque vrai nom) «déteste le déterminisme» , c'est pour ça qu'il fait Kamel Toe : parce que la plupart des gens se condamnent eux-mêmes «à choisir un tunnel» et qu'il voudrait bien les réveiller. Du coup, ses sketchs sont hilarants, parce qu'il cogne universel. Ce n'est pas une catégorie sociale en particulier qu'il vise, mais l'image que chacun se fabrique de soi-même, et à laquelle certains se cramponnent.

Lui, c'est le contraire. Même ses habits brouillent volontairement les pistes, en mélangeant «tous les trucs interdits» . Dont un paquet de tee-shirts ou chemises avec des chevaux dessus, le maximum assumé de la laideur et, en même temps, un hommage à une passion léguée par sa mère, journaliste équestre. En dehors de Kamel Toe, Victor joue surtout de la batterie dans le groupe dance-punk Sexual Earthquake in Kobe (mais aussi in Milan ou Berlin) et, de Cologne à Londres, il mixe en discothèque avec le collectif Club Cheval . Esprit d'échange et de mise en commun propre à sa génération, «sinon, tout seul, tu t'enfermes et tu te persuades que t'es un génie» . Même le concept Kamel Toe est né dans un groupe, celui de LeNoyau.biz , un site d'étudiants de Sciences-Po Lille. Victor y a suivi la filière franco-britannique, option économie et finance. Il a de la famille aux Etats-Unis, partie dans les années 60 au Texas, ce qui est «très logique, pour des gens du Nord. Dallas, c'est le Lille américain.» En y allant tous les étés, il s'est pris d'amour (vache) pour ce peuple «qui peut changer le monde avec trois cents mots de vocabulaire» .

Assez représentatif de l'esprit libéral, critique et engagé des gens de son âge, il refuse la partition gauche-droite : «On considère le vote comme le sacro-saint acte politique. Mais pour moi, l'acte politique rêvé, c'est l'action individuelle, pas le geste partisan. Qu'en 2010, on en soit encore à jouer à la cour de récré avec des clivages qui ne veulent plus rien dire et un état gestionnaire, ça me rend fou. La politique, c'est l'organisation de la vie en société, pas des mecs qui jouent à Mario Kart en se jetant des bananes sous les roues. La politique, ce sont des actions individuelles qui améliorent la vie des gens ou apportent des idées nouvelles. L'action sociale, les associations, ou l'art… Moi, évidemment, je suis plutôt porté là-dessus.» Il parle aussi de méritocratie, dit qu' «une idée qui est bonne reste et plaît à tout le monde, c'est la maxime universelle kantienne» . En somme, se dit-on, Victor Watel est un honnête homme datant du classicisme. Or, malgré ses airs progressistes, on n'a jamais soupçonné le bon La Bruyère d'être franchement à gauche. C'est l'étrange genre d'alliés avec lequel l'avenir critique devra compter.

Paru dans Libération du 14/04/2010

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