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Libération

Kinect, le corps à l’ouvrage

par Olivier Seguret
publié le 11 novembre 2010 à 10h14

La révolution est un concept dont le monde du jeu vidéo aime abuser. A l'en croire, il en soulèverait chaque saison ou presque. Avec le lancement du Kinect , accessoire exclusif à la Xbox 360, Microsoft pousse la rhétorique révolutionnaire à son comble, mais avec cette fois quelques arguments qui méritent d'être écoutés. Le Kinect est essentiellement une caméra-capteur oblongue placée sous le téléviseur. Après la Wii de Nintendo et le Move PS3 de Sony, Kinect vient couronner la plus flagrante évolution technologique du marché des jeux vidéo ces dernières années : la reconnaissance des mouvements. A cette énorme nuance près que, pour la première fois, ce n'est plus une manette que le capteur reconnaît mais le propre corps, le visage et parfois la voix du joueur (jusqu'à six). Les mains libres, donc, on joue avec son corps, sa tête et ses membres.

Il est facile, à propos de ce Kinect, de lister tout ce qui ne va pas. Depuis sa sortie aux Etats-Unis la semaine dernière, nombre de testeurs ont fait part de leurs impressions, qui, dans la colonne négative, convergent sur au moins trois problèmes majeurs. Le premier est technique : le système souffre d’un léger décalage de réaction. Sur certains jeux qui exigent précision et rapidité, ce lag peut fausser la partie et gâcher le plaisir. Mais les concepteurs assurent qu’après apprentissage, le joueur intègre ce micro-intervalle et finit par ne plus s’en soucier.

Le second problème est contingent: si l’on ne dispose pas de 2,50 mètres d’espace libre entre soi et l’écran, il vaut mieux économiser son argent. Kinect est un système qui implique une surface de jeu à lui dédier. Danser, sauter, courir, boxer : difficile de se livrer à ces activités avec une télé au pied du lit, configuration classique chez le gamer. Dans l’attente d’un jeu qui encouragerait les exercices amoureux, il faut donc envisager Kinect au salon, ce qui donne une indication sur la démographie familiale et casual qui forme sa première cible.

Le troisième plus gros souci est transitoire : à l'heure de son lancement, le catalogue de jeux disponibles ne fait pas franchement rêver les joueurs les plus assidus, cette cible appelée hardcore sur laquelle la Xbox, pourtant, a bâti sa réputation. A ce jour, parmi la quinzaine de titres proposés, la plupart sont des versions high-tech des plus gros tubes de la Wii : du coaching sportif ( Kinect Sports ), du fitness ( Your Shape , par Ubisoft), du casual fun ( Kinect Adventure ), du party-game ( Joy Ride ). Un titre écrase tous les autres : Dance Central , de l'excellent studio Harmonix. Néanmoins, de nombreuses nouveautés vont alimenter ce catalogue dans les prochains mois, certaines réellement novatrices et expérimentales, tel le très attendu Children of Eden , de Tetsuya Mizuguchi.

Et l’on peut faire confiance à la puissance de conviction de Microsoft pour soutenir la croissance de son rejeton dans les années qui viennent. Car quels que soient ses défauts de jeunesse, l’accueil parfois perplexe que lui réservent les officines spécialisées et la moue dubitative des hardcore gamers, il ne fait à peu près aucun doute que Kinect va réaliser, dans un premier temps, un retentissant carton, particulièrement aux Etats-Unis où la Xbox 360 connaît un succès très supérieur à ses rivales Wii et PS3 depuis quelques mois. Microsoft n’en fait pas mystère : le lancement de cet accessoire équivaut pour elle à celui d’une nouvelle console. C’est d’ailleurs un budget comparable qui a été consacré au marketing de Kinect, estimé à 500 millions de dollars (359 millions d’euros). Aux Etats-Unis, l’artillerie lourde a été déployée : squat de Times Square, partenariat avec Burger King et, VRP de luxe, la déesse cathodique Oprah Winfrey.

Cinq ans après la mise sur le marché de la Xbox 360, c’est à une relance complète du cycle de cette machine pour cinq autres années que procède en fait Microsoft, qui espère convertir de nouveaux joueurs et réactiver, grâce à l’attrait de l’accessoire, les ventes de la console, rebootée et relookée en prévision de Kinect. Le pari stratégique est à la fois audacieux et sans gros risques : après avoir, cet été, estimé à 3 millions le nombre de systèmes Kinect qui seraient vendus pour son lancement, Microsoft vient de relever cet objectif à 5 millions écoulés d’ici Noël…

À ce stade, une péréquation bestiale s’impose : si nous avons une campagne marketing à 500 millions d’un côté, et de l’autre une prévision de ventes de 5 millions d’exemplaires au lancement, cela ferait donc 100 dollars dépensés par Microsoft pour un client Kinect ? N’est-ce pas un monde merveilleux que le capitalisme des loisirs ? Non, parce que tout indique que le coût de cette campagne sera en partie payé par le consommateur : le prix de vente de l’accessoire, 143 euros, a surpris les analystes, qui estimaient qu’il se situerait sous la barre symbolique des 100 euros. Par ailleurs, dans une industrie où ce sont les softwares et leurs royalties qui constituent l’essentiel des bénéfices, le hardware est très souvent commercialisé à perte et considéré comme un investissement. Si celui-ci nous semble colossal, c’est aussi que l’objectif de Microsoft est très ambitieux. Qui, à la faveur de Kinect, espère mener la pratique du jeu et toute l’industrie vers un nouvel âge, dont elle serait l’architecte et le catalyseur. Si tout fonctionne selon ses plans, elle pourrait bien en devenir surtout le premier bénéficiaire, et le leader.

Paru dans Libération du 10 novembre 2010

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