Kitano de A à Z

Quèsaco. Rescapé d’un accident de moto a priori mortel, le Japonais olibrius, star des médias, nous ouvre les portes de son monde bizarroïde en dix-huit entrées bien frappées.
par Michel Temman, TOKYO, de notre correspondant
publié le 10 mars 2010 à 0h00

Asakusa

«Au début des années 70, il n’y a qu’un seul endroit, à Tokyo, où je puisse espérer réaliser mon rêve : c’est Asakusa […]. Asakusa fut ma véritable école de la vie : premiers amis, premières amours, premiers drames, premiers bonheurs… C’est dans les vieilles ruelles du quartier, où certains matins je titubais ivre mort après avoir avalé la nuit entière des litres de bière et de saké, que j’ai endossé définitivement mon costume de comédien. Rien n’était facile, alors, dans ce quartier fait de bric et de broc, où s’étalait une bonne partie de la misère du monde.»

Casque

«Cette nuit-là [le 2 août 1994, ndlr], j'étais parti à un rencard, à 3 heures du matin, puis ce fut l'accident. Je me suis écrasé contre une rambarde. On m'a retrouvé si défiguré, le visage si amoché, que, d'après ce qu'on m'a dit, les docteurs avaient conclu que c'était comme si j'avais roulé volontairement, désespérément, vers la mort, comme si j'avais accéléré sans jamais utiliser les freins, comme si je m'étais tiré une balle dans la tête. Je n'en suis plus tout à fait certain, mais un instant avant le choc fatal, j'ai peut-être crié "go !" et foncé. Il me semble que je n'avais pas bien attaché mon casque demi-bol. Ma tête a fini encastrée dans l'acier de Tokyo.»

Deuil

«Depuis la disparition de ma mère, je pense à elle tous les jours. J’entends sa voix. Je prie pour elle chaque matin. Je veux rester fidèle à sa mémoire. Sa mort m’a beaucoup remué. Quand j’ai réalisé qu’elle était vraiment partie, j’étais sonné, mis au tapis à coups de poing dans un mauvais match de boxe.»

Ecrans

«Je suis incapable d’écrire un courriel. Je trouve ce moyen de communication trop impersonnel et, sous couvert de progrès, terrifiant. Le courriel, c’est comme le système du tout-à-l’égout. On en envoie comme on tire la chasse d’eau […]. Les écrans d’ordinateur me glacent le sang. Je n’apprécie que le petit et le grand écran.»

Femmes

«Je n'ai jamais voulu sortir avec une fille que tout le monde appréciait a priori. Ou avec une fille de bonne famille. Cela m'aurait trop ennuyé. J'ai toujours fréquenté des filles issues de ma classe sociale. Je crois que c'est à cause de mes parents [son père était peintre en bâtiment, ndlr]. Ils me disaient toujours : "Il ne faut pas avoir d'envies indignes de son rang."»

Jugatsu

«Dans Jugatsu (1990), film qui use de procédés empruntés à la comédie, voire au burlesque, je crois que les éléments dont on peut dire qu'ils cimentent mon style étaient déjà réunis : des dialogues et des situations absurdes, le sarcasme, la violence, un humour à double tranchant, décalé et noir, des scènes de tueries absurdes et la mer comme décor, qui amplifie l'impression de la petitesse, de la misère humaine.»

Kurosawa

«Akira Kurosawa a réalisé des films grandioses, parfois grandiloquents. Il a marqué une époque, notre identité. L'histoire, au sens noble, le passionnait […]. Je respecte profondément Kurosawa […]. En découvrant ses films, ma réaction a toujours été la même, une réaction très simple : Sugoi ("super"). J'étais séduit par [ses] méthodes de cadrage, [ses] plans longs, parfois interminables, sa façon subtile de dérouler le scénario. […] Son style a eu un impact assez fort sur moi.»

Livres

«Les études, à mes yeux, se résumaient à une chose et une seule : les sciences et les mathématiques. Le reste, je m’en fichais. Je ne lisais pas. Les romans et les magazines étaient interdits à la maison. […]

«Dans notre logement minuscule, un de mes grands frères, Shigekazu, adorait lire, ce qui mettait mon père dans tous ses états. Quand mon vieux rentrait, complètement ivre, il se mettait à hurler et à le traiter d'"abruti". "Arrête de lire, tu nous empêches de dormir", lançait-il.»

Mort

«Pour tout vous dire, je pense qu’une vie malheureuse est plus triste que la mort […]. Au fur et à mesure que le temps passe et que je prends de l’âge, je me demande surtout comment bien mourir. Après ma disparition, je ne voudrais surtout pas être réincarné et revenir sur cette Terre, ce serait une punition.»

Oshima

«Après notre rencontre, de voir travailler Nagisa Oshima [l'Empire des sens, Furyo, ndlr] m'a influencé et aidé à comprendre le cinéma et l'écriture d'un script […]. C'est lui qui m'a appris que cela pouvait être merveilleux de réaliser des films et d'être acteur.

«Nagisa Oshima m’a donné beaucoup de conseils. Il avait des idées bien arrêtées à mon sujet. Il pensait que je n’étais pas fait exclusivement pour faire rire les gens et que se cachait aussi en moi un homme au cœur dur. Un parfait criminel !»

Peinture

«Davantage que l’écriture, le dessin et la peinture tiennent un rôle prépondérant dans ma façon de concevoir le scénario d’un film […]. L’écriture d’un film commence souvent, pour moi, avec des esquisses, des croquis, des dessins, quand il s’agit de composer les premières figures.

«Juste avant de tourner, il peut encore m’arriver de dessiner ou de peindre, afin de mieux saisir les tenants et les aboutissants d’une scène, d’une histoire. La peinture, je crois, est un recours possible pour signifier ce qui ne peut l’être avec des mots.»

Quête

«Faire de l’humour, même trash, est le seul moyen que j’aie trouvé dans mon pays pour rester libre.»

Umejima

«A ma naissance, le 18 janvier 1947, à Umejima, dans le quartier d’Adachi, au nord de Tokyo, la capitale était encore marquée par la guerre. La ville était partiellement dévastée. Et, comme dans la plupart des villes du pays, le paysage urbain faisait peine à voir. Les enfants jouaient au milieu de quartiers détruits par les bombes incendiaires, dans des no man’s land où repoussaient des herbes folles…»

Vin

«J’aime le vin. J’ai toujours eu la passion du vin. Pour moi, le vin, c’est la France, c’est l’Italie […]. J’aime le vin parce qu’il naît de la terre. Quand il est conçu avec amour, on le boit avec amour. Le vin aide à rendre la vie plus belle. Il aide à accéder au bonheur. Et le bonheur, fort heureusement, est une clé de l’existence.»

Wabi-sabi

«Et dire que, dans les années 60, un grand cinéaste comme Akira Kurosawa s’inquiétait déjà de la crise du cinéma japonais et du niveau discutable de notre industrie cinématographique.

«Kurosawa estimait notamment que les films japonais étaient souvent "simplistes" et manquaient de "nourriture" ! Peut-être se référait-il à ce qu'on nomme au Japon l'esprit du wabi-sabi, un concept spirituel, esthétique, qui désigne une certaine forme de raffinement, de rusticité dans la simplicité…»

X

«Je crois que ce qu’on appelle le show-business, qui touche à ce qu’il y a de plus émotionnel chez les gens, n’est pas un business sale, ou malsain, comme on l’entend parfois […].

«Les comédiens, les cinéastes, les grands réalisateurs ou les acteurs de films pornographiques sont finalement tous les mêmes. Tous se déshabillent à leur façon. Tous mettent à nu leurs émotions. Je ne me suis jamais moqué des acteurs de films pornos : je suis pareil à eux.»

Yakuzas

«Des "experts" présentent encore le Japon comme un modèle en matière d’ordre social, voire de sécurité, à cause de son faible taux de criminalité. Mais ce taux est un leurre ! La vérité est très différente : le Japon est une société violente […]. Et, quoi qu’on dise et tente de démontrer, le Japon reste encore, en partie, aux mains des yakuzas.

«Ce pays est l’un des rares au monde où la mafia a autant pignon sur rue […]. Tous les yakuzas ne sont pas des malfrats armés de flingues. Mais ils font régner l’ordre à leur façon, comme une police parallèle qui agirait avec l’accord… de la police.»

Zatoichi

«Zatoichi (2003) a servi de révélateur […]. Ce fut un long métrage spécial à réaliser, une expérience forte, nouvelle. Pour la première fois de ma carrière, j'ai eu une liberté totale pour faire valoir ma véritable conception du divertissement. Et, avec mon expérience, je sais ce que c'est ! Dès la première minute du film, je voulais qu'il soit vu comme un divertissement. Des critiques occidentaux ont écrit que c'était un "western japonais". Ce commentaire est tout à fait juste.»

Extraits de Kitano par Kitano, de notre correspondant à Tokyo Michel Temman (© Grasset)

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