Critique

L’Amérique puissance X

«The Other Hollywood» couche sur le papier les témoignages du milieu du porno depuis les années 50, et dessine une industrie dont l’exubérance répond au puritanisme des studios.
par Olivier Seguret
publié le 4 mai 2011 à 0h00
(mis à jour le 5 mai 2011 à 10h14)

A la façon d'un Jean d'Ormesson découvrant autrefois le «deuxième nœud» de la Roue rouge d'Alexandre Soljenitsyne, on a envie de s'écrier : «Ce qui frappe, c'est la masse!» Sauf que cette fois ce n'est pas de l'odyssée noire du communisme dont il s'agit mais de l'épopée rose et tout aussi homérique du monde pornographique américain. Le «deuxième nœud» d'Hollywood en quelque sorte, sa face cachée depuis toujours et pour l'éternité, son miroir dégoûtant, son frère honteux, bâtard et jamais reconnu par la famille du cinéma.

«Crève-la-dalle». La masse, ce sont les 800 pages d'entretiens brillamment découpés en un cut-up fluide et instoppable, fleuve au fil duquel s'expriment tous les témoins historiques encore disponibles de l'improbable saga : acteurs et actrices, flics et mafieux, producteurs et réalisateurs, photographes et auteurs, prostitués et maquereaux ainsi que tous leurs intermédiaires. Cette méthode de récit en «je» successifs, dont le modèle reste peut-être le magnifique ouvrage sur Edie Sedgwick de Jean Stein, donne à The Other Hollywood (le titre est resté dans sa version originale) une vitalité qui palpite à chaque page.

Certes, le battement cardiaque n’est pas des plus sains ni réguliers. Il connaît les courbes, les plongeons et les crises que son milieu ambiant favorise : la drogue, la violence, la prostitution, mais aussi plus simplement la perte de soi, le désir de revanche, le compte à régler, mais encore, très trivialement, les nécessités de la faim, de l’amour et de la vie la plus banale… Aucun de ces ingrédients évidents ne manque à l’appel sauf que, cette fois, ils ne sont stérilisés par aucune leçon de morale. Les mots et les documents sont bruts, mais ils ne sont pas prosaïques. Leur accumulation donne un souffle collectif et un sens personnel à une histoire qui, comme on en acquiert la certitude au fil des pages, ne pourrait pas être racontée autrement.

Plus de sept années de travail auront été nécessaires à l'édification de ce monument. Pourtant, McNeil ne fait pas débuter son enquête aux temps archéologiques du cinéma porno mais uniquement à partir des années 50, époque où sont semées sur le territoire américain les graines du «film de charme» et du «film de camp de nudistes» qui alimenteront bientôt les moissons du X californien. L'arc historique de l'industrie de cet «autre Hollywood» s'étire ainsi, comme son auteur le définit lui-même, «depuis son terreau criminel marginal avec ses acteurs hippies crève-la-dalle et ses petits 8 mm sponsorisés par des tontons de quartier, jusqu'au mastodonte multimilliardaire qu'elle est devenue aujourd'hui». Qu'ils soient physiquement présents ou qu'ils hantent les témoignages, tous les grands noms du chapiteau porno sont au rendez-vous. Des débuts de Traci Lords à la fin de John Holmes, depuis les incroyables confidences de Ginger Lynn jusqu'aux fanfaronnades parfois consternantes de Ron Jeremy. L'avènement du règne d'Internet sur le X global ferme le ban.

Symétrique. Le terme «Hollywood» est à prendre au sens large et générique : il est évidemment question aussi de New York, de Miami ou de Las Vegas, mais la grégarisation de l'industrie autour de Los Angeles marquera néanmoins une étape cruciale dans sa rationalisation et sa mondialisation. Le livre de Legs McNeil et de ses coauteurs n'est pas le moins du monde théorique, puisqu'il ne fait que laisser la vie s'exprimer, mais il ne cesse de faire fleurir les pistes, les réflexions et les idées. L'une de celles-ci s'impose au fil des pages : l'industrie du X américain entretient depuis l'origine un rapport symétrique détraqué avec l'industrie hollywoodienne classique et mainstream.

L’exubérance du monde porno aux Etats-Unis n’a d’égale que l’extraordinaire puritanisme que le Hollywood respectable a réussi à maintenir malgré l’évolution des mœurs : on a peu conscience, en France, de l’extrême contrainte que font peser sur les scénaristes la menace d’une interdiction aux mineurs à la moindre nudité frontale ou allusion verbale trop salace. De même, nous mesurons fort mal à quel point les meilleures séries télé, si réputées ici, sont confinées là-bas à des créneaux «adultes» et combien, sur tous les networks, une chasse impitoyable est faite au moindre mot grossier, que la loi oblige de biper. C’est aussi cela que fait surgir ce livre : l’autre Hollywood n’est pas forcément celui que l’on croit. Vu d’ici, l’un et l’autre Hollywood incarneront toujours une solide altérité aux modèles européen ou français. Et on peut se découvrir autant de proximité avec l’officiel que le clandestin.

Après le très universitaire mais mémorable Porn Studies de Linda Williams (Libération du 23 février 2005), la grande saga tout en amour et haine qu'entretiennent l'Amérique et le sexe trouve ici l'acte de reconnaissance populaire qui lui manquait.

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