L’État et les jeunes, un Waka grave

par Raphaël GARRIGOS et Isabelle ROBERTS
publié le 29 mai 2010 à 8h32

Quand l'UMP veut faire branché, l'UMP se met un pull sur les épaules, l'UMP chante et ça donne le calamiteux clip Tous ceux qui veulent changer le monde . Quand il veut faire moderne, ça donne les «Créateurs de possible», un Facebook de droite désert où il s'agit de suggérer des initiatives. La première propose de «responsabiliser les parents d'enfants qui ne sont pas assidus à l'école» et la seconde est un «groupe de soutien à Nicolas Sarkozy» … Et quand le gouvernement veut faire jeune, ça donne ça : «Le racket, t'y penses en allant en cours ?» Avec trois réponses au choix : «Grave, ça fait flipper», «Vite fait, mais ça m'empêche pas de dormir» et «Trop pas» . C'est le genre de sondages (67% ont répondu «trop pas» ) qu'on trouve sur Waka , le site à destination des jeunes adossé à la plateforme de blogs de Skyrock que vient de lancer le gouvernement.

Waka quoi ? Rendez-vous sur la FAQ ( Frequently asked questions voyons, mais vous avez quel âge ?) du site : «Ça veut dire canoë en maori. C'est ton canoë pour t'aider à naviguer dans la vie.» Le machin a été conçu, sous l'égide du ministre de la Jeunesse, Marc-Philippe Daubresse, par Thierry Saussez, qui dirige le Service d'information du gouvernement (SIG), l'organe chargé des campagnes officielles ( «Un verre ça va, trois verres bonjour les dégâts» , entre autres) et d'ausculter l'opinion. «C'est parti d'une constatation , explique Saussez, les jeunes sont les moins impactés par les campagnes institutionnelles. Nous avons voulu trouver un support qui leur soit plus particulièrement adapté.» Et le gouvernement s'est tourné vers Skyrock. L'ensemble de l'opération a coûté la coquette somme de 2 millions d'euros.

Une telle débauche de moyens pour leur dire quoi à ces jeunes, au fait ? Là, c'est encore un peu flou : «C'est un outil de communication avant tout, mais j'aimerais en faire un vrai service d'orientation où les jeunes puissent échanger entre eux sur leur parcours, qu'ils se donnent leurs trucs, leurs recettes.» Pour l'heure, Waka comporte une rubrique «ressources», en fait un annuaire fourre-tout de liens, depuis le site de la Caisse d'allocations familiales jusqu'à celui de tel organisme de formation en passant par Ecoute cannabis et Canicule info service.

Mais là n'est pas l'essentiel. Le canoë à jeunes du gouvernement (et au fait, un waka, c'est une embarcation à plusieurs rameurs qui tient plutôt de la galère) a été mis au point après une consultation nationale -- pardon, «la grande consult» -- des 15-25 ans lancée sur le site de Skyrock début avril. Seize ans que les jeunes n'avaient pas été sondés. C'était en 1994, après le CIP (contrat d'insertion professionnelle) d'Edouard Balladur qui avait précipité dans la rue des centaines de milliers d'étudiants et de lycéens. Le questionnaire Balladur -- sur papier -- avait alors recueilli 1,6 million de réponses et abouti à une centaine de propositions.

Là, malgré la facilité d'Internet, les 200 sondages mis en ligne n'ont recueilli «que» 246 000 réponses. Il faut dire que cette «grande consult» révèle bien comment le gouvernement envisage cet animal étrange qu'est le jeune. D'abord, on le tutoie, le jeune. Et puis, c'est bien connu, le jeune parle mal, alors on lui parle pareil. Résultat, un pseudo-langage jeune qui sonne creux et faux : «Tu cherches un taf ?», «T'as un profil technique ?», «Ça craint parfois dans ton bahut ?»

Le sociologue Michel Fize (1) qui a participé au questionnaire Balladur et au comité de réflexion qui a suivi, voit dans ce langage et ce tutoiement «un foutage de gueule»  : «C'est se moquer du monde, c'est grossier envers les jeunes, c'est grotesque.» Pour Saussez, «c'est le ton de Skyrock et il faut respecter les codes du support. C'est fait pour les jeunes et avec eux. Mais il faut tenir compte des réflexions sans pour autant revenir à un langage trop institutionnel.»

Quant aux thèmes des sondages censés ausculter le cœur de notre belle jeunesse… «Le permis à 1 euro par jour, ça te chauffe ?» , «Est-ce que tes frères et sœurs te mettent la pression ?» Et les sujets qui pourraient fâcher jeunes et gouvernement ? «Nous acceptons que les jeunes ne soient pas d'accord, c'est la règle du jeu» , jure Saussez, la main sur le cœur. Mais de nombreux messages ont été tout bonnement éjectés de Waka par l'équipe de Skyrock qui est en charge de la gestion du site. «Nous n'enlevons que les messages redondants» , affirme Saussez. Sauf que les trois quarts des messages censurés  critiquent l'Hadopi, la carte musique jeune à 50 euros que veut instaurer le gouvernement, ainsi que le tutoiement.

Michel Fize relève une autre absence : «Il n'y a rien sur l'engagement politique, rien sur la société civile, rien sur la participation des jeunes à la démocratie.» Pas très Waka le débat politique, ou, plus précisément : trop pas.

(1) L'adolescence pour les nuls , éditions First.

«T’as été victime de racket ? Lâche ton témoignage !»

Parmi les messages des internautes exprimant souvent leur consternation face à l'ambiance à tu et à toi, de Waka ( «Vous voulez essayer de comprendre les jeunes ? Arrêtez donc de les prendre pour des idiots, parlez-leur comme des adultes et dans un français correct» ), on en trouve tout de même des tout à fait comme il faut. Ainsi celui-ci, s'exprimant sur l'idée de ramener la majorité à 16 ans : «Moi je suis contre car les jeunes sont souvent utopiques dans leurs idées politiques et voteraient par exemple plus facilement à gauche. Un choix qu'ils risqueraient de regretter par la suite en gagnant de la maturité et du pragmatisme.»

Pour le reste, la lecture de Waka va certainement déclencher une vague encore inédite de dépressions dans l’Éducation nationale. Extraits :

«Tu te sens bien informé sur la sexualité ?» demande un sondage qui propose ces réponses : «Grave, je sais tout», «Pas du tout», «Bof» . Sur le recyclage : «Et toi, t'as déjà donné des objets au lieu de les jeter ? Comment tu t'y es pris ? Raconte !» Et celui-ci, goûteux : «Si t'avais une baguette magique, tu demanderais quoi ?» Parmi les choix proposés : «Des frites» (à 3%). Sur la sécurité : «T'as été victime de racket ? Comment t'as réagi ? Lâche ton témoignage !»

On soulignera aussi l'orientation donnée par Waka : «La gendarmerie est présente près de ton bahut ? Ça te rassure ? Raconte !»

Paru dans Libération du 28 mai 2010

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