L'IPcalypse est proche

par François Arias
publié le 3 décembre 2010 à 15h56
(mis à jour le 5 décembre 2010 à 1h34)

Certaines parties du réseau Internet commencent logiquement à accuser leur âge. Mais l’une des plus centrales, l'adresse IP dans sa version 4 (IPv4), n'en a plus que pour quelques semaines. Son remplaçant, l'IPv6, est théoriquement prêt depuis près de 10 ans. Mais faute de préparation de la part des opérateurs, on se dirige vers l'IPcalypse: une pénurie d'adresses IP.

Petit rappel : une adresse IP est attribuée à tout appareil qui se connecte a Internet. Il en existe deux types : les adresses publiques, qui sont uniques et utilisées pour communiquer avec Internet et les privées qui sont employées sur un réseau local. Dans l'objectif de limiter l'usage d'adresses publiques, une technique nommée routage NAT a été développée. Elle permet à plusieurs adresses privée de partager une adresse publique unique.

Dans les années 70, des ingénieurs américains conçoivent le système d’adresses IPv4. Codé sur 32 bits, il ne propose «que» 4,3 milliards d’adresses, une quantité jugée largement suffisante à une époque ou Internet se limitait à quelques universités.

Mais cette réserve d’adresses est désormais quasiment vide. On estime que les 160 millions d’adresses encore disponibles ne dureront qu’une centaine de jours. Le «marché de l'occasion» et quelques stocks d'adresses pourraient être remis en jeu pour repousser l'échéance, mais, en 2012, la seule solution viable sera l'utilisation de l’IPv6.

En 1994, alors que Internet prend de l'ampleur, le développement de l'IPv6 est lancé (pour ceux qui se demandent ou est passé l'IPv5, son développement fut annulé). Cette nouvelle norme offre un réservoir de 3,4×10 38 adresses IP (largement de quoi donner une adresse à chaque atome composant de chaque personne sur Terre, ce qui ne servirait à rien, mais c'est pour donner un ordre de grandeur) ainsi que plusieurs avancées techniques.

A l'époque, l'évolution semblait logique : les deux versions de la norme IP devaient cohabiter pendant un certain temps mais la part de l’IPv6 devait grandir très rapidement et supplanter la version 4. Car la pénurie est tout sauf une surprise. Voilà près de dix ans qu'elle est prévue pour arriver dans le meilleur des cas à l’horizon 2012. Et l’explosion du nombre d'appareils connectés ajoutée à l’arrivée massive sur le net du continent asiatique a contribué à accélérer le phénomène.

Évolution de la quantité des blocs d'adresses disponibles , par Mro , CC BY SA

Pour éviter une IPcalypse, il faut donc faire évoluer le réseau. C’est là que la que la situation se complique. En effet, le passage a l’IPv6 passe par un changement en profondeur de l’infrastructure réseau, ce qui nécessite des changements tant matériels que logiciels. L'investissement est conséquent. Et vu que l'IPv6 n'offre pas de bénéfices immédiats, cet investissement a été repoussé à «plus tard» par de nombreux acteurs. Sans compter les divers soupçons de spéculation : la tentation pourrait en effet être grande pour certains de revendre au prix fort des stocks d'adresses IPv4 acquises il y a des années. La situation est donc tendue puisque les entreprises n’ayant pas pris les devants vont devoir basculer dans la précipitation.

Loïc Damilaville, adjoint au directeur de l' AFNIC (Association Française pour le Nommage Internet en Coopération, l'organisme qui gère les noms de domaines en .fr) précise qu'une forme d'attentisme s'est installée : «Chacun attend que le concurrent fasse le premier pas et essuie les plâtres. Résultat : rien n'avance.» Le basculement vers l'IPv6, bien qu'inévitable est difficile à «vendre» aux entreprises. L'association a été parmi les premières à franchir le pas : «nous avons basculé la totalité de notre infrastructure dès 2003, d'une part pour donner l'exemple et de l'autre parce que certains de nos collaborateurs avaient directement participé à la mise en place de la norme IPv6» . Depuis, l'AFNIC collabore avec d'autres experts pour aller prêcher la bonne parole. Une assistance technique est même disponible pour faciliter la mutation.

En France, l'Etat s'implique même dans l'affaire, avec là encore un manque de résultats désespérant. «Dès 2003, Claudie Haigneré, alors ministre de la recherche et des hautes technologies avait été sensibilisée au problème et s'engageait dans le bon sens» , se souvient Damilaville. Même son de cloche pour le gouvernement fédéral américain dont les administrations «devaient avoir switché en 2004 ...» . Du coté des sites web, ce n'est pas vraiment mieux. Si quelques gros acteurs comme Google ou Facebook proposent un accès IPv6 à leurs services, l'immense majorité des acteurs reste passive. Le web français n'est pas parmi les pires élèves mais reste toutefois médiocre. «Seuls 6,4 % des sites en .fr disposent d'un accès IPv6 ...» , regrette Loïc Damilaville.

Malgré l'urgence, les taux d'adoption restent donc bas et ce, partout dans le monde. Dans sa dernière étude, l'AFNIC a dénombré que seul 1,2 % des requêtes françaises utilisaient l'IPv6. Et la situation n'est pas forcément meilleure à l'étranger, ce taux étant de 0,7 % au Japon et de 0,01% en Corée du Sud, deux pays plutôt en avance en terme d'infrastructures.

Le calendrier de déploiement original (oui, ça s'est pas passé comme prévu)

Le particulier n’aura lui que peu d’efforts à faire. Tant qu’il possède un système d’exploitation moderne (il est temps de lâcher ce bon vieux Windows 95) et un navigateur compatible, le basculement devrait être indolore. C’est le fournisseur d'accès qui doit s’occuper du reste en activant le support de l’IPv6. À l’heure actuelle, seuls Free et French Data Network supportent le protocole pour une offre grand public (Orange le propose pour certaines offres professionnelles).

L'IPv6 est un paradoxe pour une industrie de la haute technologie d'habitude prompte à adopter les nouvelles techniques. La norme n'a quasiment que des avantages et son adoption est surtout inévitable. Il n'existe pas de plan B pour répondre à la pénurie d'adresses IP qui s'annonce. Malgré cela et les efforts acharnés de certains pour aider à la transition, c'est l'inaction qui prévaut. Un cas de procrastination collective aux conséquences potentiellement désastreuses.

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