Interview

«L’amérique de «The Wire» est le préambule au bordel d’aujourd’hui»

David Simon radiographie l’échec du rêve américain avec sa série consacrée aux bas-fonds de Baltimore.
par Bruno Icher
publié le 17 novembre 2008 à 11h16
(mis à jour le 17 novembre 2008 à 11h24)

David Simon a été journaliste pendant 13 ans au Baltimore Sun. Il a couvert toutes sortes d’affaires criminelles dans une ville qui n’en manque pas. Pour HBO, il a écrit avec la complicité d’Ed Burns, The Wire, probablement la série qui a raconté avec le plus d’acuité le désespoir d’une société américaine à la dérive, incapable d’endiguer le cours de la misère et de ses conséquences: trafic de drogue, corruption et démission morale des institutions et des politiques. Forte de cinq saisons durant lesquelles les principaux protagonistes connaissent des destins variés mais rarement réjouissants, The Wire a été un immense succès critique à défaut d’égaler les grands succès populaires de la chaîne câblée américaine comme les Soprano ou Sex and the City. De plus, l’implication dans l’écriture de plusieurs grands noms du roman noir américain comme George Pelecanos, Richard Price ou Dennis Lehane a définitivement installé The Wire comme la grande série humaniste des années 2000.

L’année dernière, David Simon et Ed Burns ont signé, toujours pour HBO, Gen Kill, l’adaptation du livre d’Evan Wright pour HBO avant de se lancer dans l’écriture d’une nouvelle série consacrée cette fois à la Nouvelle Orleans qui sera sans doute tournée en 2009.

Vous vivez toujours à Baltimore. Comment est devenue la ville depuis la fin de la série?

Depuis quelques années, la situation à Baltimore s’est améliorée ou s’est dégradée selon la manière dont on observe son évolution. Certains prétendent que ça va mieux parce que le taux de criminalité est en baisse. De mon côté, je vois surtout que la crise des subprimes a vidé la ville d’une partie de ses habitants et que certains ghettos de l’Eastside ont été rasés. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne méthode de chasser les habitants d’une ville pour que sa criminalité baisse. Baltimore n’est pas la ville la plus amusante du monde, mais elle est représentative de ce qui se passe en Occident depuis deux décennies: les pauvres deviennent plus pauvres à mesure que les plus riches s’enrichissent. Mais chaque fois que je dois me rendre à Los Angeles, j’étouffe au bout de quelques jours et j’ai hâte de rentrer chez moi.

Quelle part d’affaires authentiques ou de personnages existants avez-vous utilisé dans The Wire ?

Tous les personnages, toutes les affaires de la série puisent leurs origines dans la réalité même si nos personnages sont toujours des compositions pour lesquelles nous avons emprunté des traits de caractères à différentes personnalités. Nous ne voulions pas faire le récit de ce qui s’était vraiment passé à Baltimore pendant les années où Ed et moi étions sur le terrain, mais plutôt une vision de cette incapacité qu’a l’Amérique à reconnaître une réalité comme celle-là. En quelque sorte, The Wire est le préambule au bordel que nous connaissons aujourd’hui.

En termes de messages politiques, la fiction vous paraît plus efficace que le journalisme?

C’est une évidence que la presse écrite ne va pas bien et que son impact a beaucoup diminué auprès du public. Comme toutes les autres grandes industries occidentales, la presse paie le prix fort de la globalisation. La différence avec les autres industries, c’est que jamais les journaux n’ont imaginé qu’ils pourraient un jour se retrouver dans cette situation. Pour en revenir à la manière de passer un message politique, les règles sont différentes pour un journaliste et pour un auteur. La limite du journalisme, c’est, heureusement, de ne pas pouvoir manipuler la réalité pour atteindre une sorte de perfection narrative derrière laquelle courent tous les auteurs.

Les séries plus encore que le cinéma?

Oui. La différence fondamentale, c’est le temps. Avec une fiction de dix ou douze heures, nous pouvons nous permettre d’installer une complexité de personnages, des situations sophistiquées, nuancées. Au cinéma, c’est deux heures maximum, c’est à dire pas grand chose. L’une des clés de la réussite du Parrain de Coppola tient justement au fait qu’il s’agit d’une fiction de six ou sept heures.

Politiquement, vous vous êtes beaucoup investi dans la candidature de Barack Obama, qui, pendant la campagne, a dit que The Wire était sa série préférée.

Aucune élection n’a autant compté pour moi et pour des millions d’Américains. Effectivement, j’ai sillonné les routes du Maryland et de Pennsylvanie pour inviter les gens à voter Obama. Quand il a cité la chanson de Sam Cooke, «It’s been a long time coming but I know a change gonna come», j’en ai pleuré.

Vous pensez que certaines fictions à teneur politique comme The West Wing (où un personnage latino, inspiré de Barack Obama, parvenait à être élu à la présidence) ou, dans un genre différent, 24 heures, ont popularisé l’idée d’un président «non blanc»?

Difficile à dire mais la fiction est toujours l’art d’accommoder la réalité et, d’une certaine manière, d’expérimenter ce qui n’existe pas ou pas encore. Si on additionne les Asiatiques, les Noirs et les Latinos américains, ils constituent la majorité de ce pays. C’est sain de les voir représentés dans toutes les facettes de la société. Et puis, en tant que Blanc, je n’ai pas le moindre regret.

Après The Wire, vous vous êtes attaqués à Generation Kill, un sujet risqué: toutes les fictions traitant de la guerre en Irak, au cinéma ou à la télévision, se sont soldés par des échecs.

C’est toujours difficile de parler de la guerre. Gen Kill était un exercice complètement différent de The Wire puisque là, à partir du livre d’Evan Wright, nous ne pouvions justement pas manipuler les éléments de cette réalité. Tout est absolument vrai et nous voulions respecter chacun des Marines qui apparaissent dans le livre et dans la série. Mais je crois que cette contrainte, montrer les personnages tels qu’ils sont, a été la meilleure des méthodes. Même ce sens de l’humour un peu particulier des Marines devait être rendu tel quel car il est l’unique moyen pour faire passer cette réalité là.

Vous travaillez toujours avec Ed Burns. Comment vous êtes vous rencontrés?

Je faisais une série d’articles sur une légende vivante, ici, à Baltimore, Little Melvin. Dans les années 60 et 70, il était le roi du Westside. Il dealait de l’héroïne et il avait un réseau gigantesque. C’est Ed qui l’a coincé et je l’ai donc rencontré plusieurs fois pour mon article. C’est à ce moment que nous sommes devenus amis. Plus tard, nous avons travaillé ensemble pour l’adaptation de mon premier livre, The Corner qui est devenu une mini série sur HBO et on ne se quitte plus. Pour la petite histoire, Melvin a pris 16 ans de prison et, quand il est sorti, Ed et moi l’avons invité à déjeuner et nous lui avons proposé un rôle dans The Wire. Il incarne le personnage de Deacon dans une dizaine d’épisodes.

Aujourd'hui, vous préparez un projet toujours pour HBO, toujours avec Ed Burns, qui se déroulera à la Nouvelle Orleans. Vous pouvez en dire un peu plus?

Le projet s’appelle pour l’instant Tremé. C’est le nom d’une quartier de la Nouvelle Orleans, à l’est du French Quarter. C’est là que vivent depuis deux siècles des générations de musiciens et d’artistes. C’est à deux pas de Congo Square où, bien avant la Guerre de Sécession, des esclaves avaient reçu l’autorisation des planteurs français de se réunir chaque dimanche. Ils jouaient les rythmes de leurs ancêtres d’Afrique, dansaient, préparaient de la nourriture, ce qui leur était interdit partout ailleurs aux Etats-Unis. Les blancs venaient les regarder et ont pris plaisir à les écouter. Leur musique s’est mélangée avec celles des Créoles, des Caribéens et des Européens. C’est là qu’est né le jazz et le blues et s’il y a bien quelque chose à ne pas rater aux Etats-Unis, à part la base ball, c’est bien le jazz. Et puis j’avais envie depuis longtemps de faire quelque chose à la Nouvelle Orléans, c’est une ville qui n’a d’équivalent nulle part. Depuis Katrina, j’y pense constamment. Parce que si nous, Américains, on ne peut pas sauver la Nouvelle Orléans, alors qu’est ce qui vaut la peine d’être sauvé ?

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus