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«L'architecture virtuelle ne se contente plus de répliquer le réel»

A l'occasion du premier concours annuel d'architecture et de design qui se tient ce samedi à Linz en Autriche, durant l'Ars Electronica, rencontre avec son initiateur, l'artiste autrichien Stephan Doesinger.
par Marie Lechner
publié le 7 septembre 2007 à 17h30

Samedi, durant le festival autrichien Ars Electronica qui se poursuit jusqu'au 11 septembre, se tiendra le premier concours annuel d'architecture et de design dans Second Life , un monde virtuel dont la spécificité est qu'il est entièrement modelé par les joueurs grâce à des outils de construction mis à leur disposition.

Réunis à l'Architekturforum de Linz, un jury international d'experts désignera ses six favoris parmi les 126 projets soumis. Délibérations à suivre en direct de 14 heures à 20 heures depuis le site SL-Award.com et sur Second life (Public Townscape). Les internautes pourront ensuite voter pour décerner le prix du public, qui sera remis lors d'une cérémonie le 25 octobre à Essen. A l'initiative du projet, Stephan Doesinger , artiste, architecte, auteur autrichien (son second livre à paraître s'intitule Learning from Sim City ) que nous avons croisé au festival.

Pourquoi cette compétition d'architecture dans Second Life?

_ Stephan Doesinger: L'idée était de poser un sismographe sur le sol électronique des jeux en ligne massivement multijoueurs, pour explorer la relation entre l'architecture physique et l'architecture virtuelle. Il s'avère que l'architecture virtuelle ne se contente plus seulement de répliquer le monde réel. Dans Second Life , nous pénétrons dans un espace qui est plus qu'une simple métaphore de la réalité. C'est les deux à la fois, métaphore et réalité.

Il semble que partout où l'espace physique et l'espace médiatique se croisent ou fusionnent, de nouveaux lieux émergent. Je les appelle «Bastard Spaces» , espaces bâtards. Par exemple, lorsqu'on met le casque de son lecteur mp3 et qu'on se promène dans la ville, l'espace va changer radicalement selon que vous écoutiez Bach ou du thrash metal.

_ Même l'espace public est un espace bâtard. Il est largement une construction médiatique. Un espace n'est plus un espace s'il n'est pas médiatisé. Le même constat vaut pour les gens, c'est la thématique de l'Ars Electronica cette année, «Goodbye privacy» , vous n'existez plus en tant qu'être humain si vous ne vous médiatisez pas vous-même, via Youtube, Flickr, Myspace...

Cela change notre manière de percevoir l'architecture réelle. Aujourd'hui les villes européennes (qui représentaient les mémoires culturelles) sont des parcs à thèmes avec des supermarchés qui vendent tous les mêmes produits standard. Elles sont juste devenues des façades.

_ Dans Second Life , toutes les constructions et tous les personnages sont de pures surfaces de projections, ils sont couverts d'images appelées «Skins», et deviennent des signes eux-mêmes. Si on parvient à accepter l'idée que la maison est une extension du corps, alors on ne peut qu'être excité par les nouvelles formes d'expressions et les espaces expérimentaux à l'intérieur de Second Life . L'idée, c'est que les architectures virtuelles ne soient plus un panneau publicitaire mais un scénario. Contrairement à l'architecture physique, l'architecture virtuelle n'est pas un «Genius loi» , c'est une histoire.

Pourtant, l'architecture de Second Life, malgré les possibilités infinies et l'absence de contraintes physiques (pas de gravité), frappe surtout par sa banalité et son conformisme extrême. Un monde qui ressemble plutôt à une banlieue américaine ou à un grand centre commercial criard qu'à une utopie architecturale.

_ Second life est un lieu mimétique, une maison de poupée, ce n'est pas un espace de communication, c'est un espace où l'on joue à communiquer, l'architecture fait partie de ce mode de communication.

_ Mais s'il y a toujours les limitations techniques de ces programmes 3D et des graphismes moches, je persiste à penser qu'une nouvelle architecture est en train de se dessiner, qui ne restera pas sans conséquence pour le monde soi disant réel.

Le plus intéressant, ce n'est pas évidemment de copier une sorte de scénario de la vie réelle. Dans cet espace, on peut intégrer des images, de la musique, de la vidéo, c'est comme une sorte de Myspace en 3D.

_ Et l'autre aspect intéressant, c'est la possibilité de créer des scripts (de petits programmes qui provoquent des actions quand on les active, NDLR) qui altèrent l'espace: comment l'espace se modifie quand on touche quelque chose, quand on le traverse. C'est la partie la plus imaginative, cette tentative à l'aide de scripts de changer l'espace, d'y faire quelque chose et plus seulement le regarder. De nouvelles relations spatiales émergent.

_ Par exemple, dans l'un des projets proposés, on peut envoyer depuis son mobile un SMS dans Second Life et le texte apparaît, intégré dans l'environnement virtuel. Cette proposition pourra peut-être un jour se décliner dans le monde réel, imaginez qu'on puisse faire ça dans le cadre d'une boîte de nuit par exemple.

Est-ce que les projets soumis tiennent compte des spécificités de ce monde virtuel, le fait qu'on s'y déplace en volant, en se téléportant d'un lieu à l'autre...

_ Plusieurs projets tiennent vraiment compte de ça. Nous avions proposé plusieurs catégories dans notre concours, la maison domestique, l'architecture d'entreprise, le design de paysage, etc. mais celle qui a eu le plus de succès c'est la catégorie «free style», avec plus de cinquante propositions contre dix seulement pour les maisons. Ces architectures «free style» n'ont plus vraiment de relation avec l'architecture réelle, elles l'utilisent comme métaphore. Qu'est-ce que pourrait être aujourd'hui une maison privée? Notre page Myspace est sans doute davantage notre maison que peuvent l'être les quelques mètres carrés misérables qui nous servent de logis dans une ville comme Paris. Si on décide de faire un appartement virtuel, il peut être intéressant d'intégrer nos musiques, nos images, dans un environnement complètement 3D.

Second Life est aussi un monde en ligne massivement multijoueur qui permet des approches collaboratives. Un étudiant à l'Université technique de Munich que je supervise (et qui présentera son projet hors compétition) présente une sorte d' expérience d'architecture anarchique . Il a fourni une île dans Second Life et a invité les gens à construire ce qu'ils voulaient gratuitement, il a documenté ce projet et montré comment une sorte de construction sociale en est issue. Les participants ont d'ailleurs fini par demander qu'il établisse des règles pour contrôler cet espace, parce que certains ont tellement changé le terraforming que ça affectait les constructions voisines...

Il y également un projet qui expérimente avec les couleurs, qui représentent certaines émotions, une sorte d'environnement virtuel dynamique qui change en fonction de votre présence virtuelle.

_ Samedi après-midi, un autre participant, Dan Coyote, va proposer une visite guidée de son travail, c'est quelque chose de très évolué, mais je vous laisse la surprise. Lui travaille avec des programmeurs de Linden Lab, les développeurs du jeu, il ne vit que dans Second Life et l'architecture réelle ne l'intéresse pas.

_ Il fait partie de cette nouvelle génération d'architectes qui sont plus à l'aise dans ces espaces parallèles. Beaucoup de gens qui étudient l'architecture finissent par aller travailler dans l'industrie des mondes virtuels et ou des jeux vidéo.

Selon quels critères allez-vous juger les pièces présentées samedi?

_ Il a fallu inventer de nouveaux critères différents de ceux de l'architecture réelle. Les différents points observés seront le style, l'innovation, l'histoire (quelle est l'intention du projet, y a-t-il une narration ou un concept), est-ce que le projet incorpore d'autres médias (images fixes, vidéo, son). Le critère important est également de savoir si le projet pourrait théoriquement être relié à la réalité, comme le projet des SMS par exemple qui lie un téléphone portable et le monde virtuel de Second Life . On juge également la technicité et le pouvoir d'imagination, s'il y a des références à des films par exemple. Dans le carton d'invitation, je propose un lien entre Second Life et le film d'Alain Resnais L'année dernière à Marienbad , il y a des similitudes entre les deux, avec ce jardin très formaliste, où les gens sont les pièces d'un échiquier, où les conversations sont plates, conventionnelles, où les acteurs n'ont pas de nom. Un homme rencontre une femme, ils ont été amants et elle ne s'en souvient plus, ça me rappelle des situations dans Second Life !

On va d'abord présenter tous les projets qui ont été envoyés, en projetant des images. Ce sera streamé en direct sur le site SL-Award.com Le jury va alors sélectionner ses six favoris dans chaque catégorie. Les résultats seront mis en ligne sur le site et sur une île dans Second Life , Public Townscape. Les résidents de Second Life pourront alors expérimenter ces architectures et désigner le projet qu'ils préfèrent. Le 25 octobre, il y aura une cérémonie de remise des prix à Essen. Un livre va également être publié.

Cette expérimentation prend place sur le long terme. A l'avenir, on va se concentrer davantage sur les interférences possibles avec les espaces physiques. L'architecture est plus qu'une expérience audiovisuelle, c'est quelque chose de tangible, de sensuel, où l'imagination, les souvenirs, l'odeur jouent un rôle. Ceci est exclu dans les environnements virtuels.

_ D.R.

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