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Libération

L'émotion de censure du pre-Code

par Philippe Garnier
publié le 9 avril 2008 à 3h02

Tous les ans, UCLA Film and Television Archive présente un programme de films réalisés avant qu'Hollywood se mette une ceinture de chasteté. «Pre-code» fait allusion à la période de flou qui a duré entre 1930 et 1934 sur la mise en pratique du code Hays, du nom du sénateur William Hays, avec ses 28 000 règles de censure vertueuses et cette appellation, sur le circuit cinéphile, est devenue aussi vendeuse que «noir» il y a dix ans. A tel point que la chaîne Turner Classic Movies (TCM), responsable du regain d'intérêt pour ces films oubliés, a été jusqu'à produire un documentaire sur la question (lire encadré). Dans le cas de TCM, il s'agit surtout de faire monter la mayonnaise : à part les perles du genre Baby Face ou des chefs-d'oeuvre absolus comme Possessed (Fascination), le film de Clarence Brown qui a lancé Joan Crawford (le 20 avril sur TCM), beaucoup de films programmés sous le label pre-Code sont médiocres, intéressants seulement par ce qu'ils révèlent de l'époque.

Boycott. Le grand truc d'Hollywood était de sortir des histoires émoustillantes de femmes émancipées, pour mieux les ramener dans le bercail foyer-bébés, qu'il s'agisse de Norma Shearer (The Divorcee, Strangers May Kiss), Bette Davis (Ex-Lady), ou Loretta Young (Big Business Girl). Un des meilleurs du genre passe sur TCM à partir du 18 avril : Female est amusant, pour Ruth Chatterton en capitaine d'industrie (automobile) qui se comporte comme Catherine de Russie avec ses employés.

«Pre-Code» désigne seulement les films sortis avant que l'Eglise catholique ne fasse plier Hollywood par un boycott sans précédent en 1934, avec la création de la Legion of Decency et ses fameux ratings («classements»). Cela couvre donc beaucoup plus que juste des films où vous pouvez compter sur les actrices pour changer de toilette et rouler leurs bas devant vous. En fait, un des avantages de cet engouement est de découvrir le vrai scandale de cette période, quand les femmes n'avaient d'autre choix que le mariage, une médiocre carrière solitaire ou coucher jusqu'au jackpot. C'est un genre en soi, mais si le merveilleux Warren William n'est pas le loup au bureau du personnel (Employees' Entrance, disons), oubliez. Tout ça est résumé dans la scène sublime au début de Fascination, où Joan Crawford à la gare de son trou perdu regarde passer le train de nuit pour New York, avec les gens en tenue de soirée tenant des cocktails à la main. Elle sera dans le prochain, le Clark Gable Express, direction visons, Packard et penthouse.

Les programmes de l'UCLA poussent le bouchon plus loin, explorant le seul catalogue qui manque à Turner : Paramount et Universal avant 57. Bonne occasion de découvrir à quel point Paramount, la Rolls des studios, pouvait être vulgaire et crasse, hormis les Taj Mahals comme Lubitsch et Von Sternberg. Paramount, à l'image de son directeur de production, Ben Schulberg, était surtout spécialisé dans les nuisettes (Hot Saturday, avec Cary Grant en play-boy, contient une scène où Nancy Carroll subjugue sa jeune soeur pour lui enlever la culotte de satin qu'elle lui a chipée - gros succès chez les sexagénaires) et dans le macadam. Pour un City Streets (classique de Mamoulian), combien de Street of Chance ? Ce dernier offrait pourtant une occasion de réviser nos jugements sur certaines vedettes bien aimées : William Powell parle encore à travers ses dents, Jean Arthur par le nez et Kay Francis est toujours astigmate. Ce film de John Cromwell, coécrit par Lenore Coffee (une des grandes dames du scénario américain) est par ailleurs très bien informé sur le monde du jeu.

Foutriquet. Mais c'est Universal qui, en 1932, offrait la vraie surprise, une bizarrerie nommée Okay, America ! En surface, c'est un de ces curieux films de propagande pro-Roosevelt que plusieurs magnats de presse ont financé, avant que Roosevelt ne les déçoive amèrement avec ses programmes «communisants». On pense évidemment à Gabriel Over the White House, de LaCava, qui avait W.R. Hearst derrière. Okay, America ! semble être une glorification de cette peste locale qu'était le columnist, le chroniqueur à ragots, et son pouvoir vénéneux - plus précisément, un portrait de Walter Winchell, pionnier du people aux Etats-Unis. Avant le Grand Chantage (dans lequel Burt Lancaster donnait un portrait glaçant de Winchell en fin de course), il y a donc eu Okay, America !

Lew Ayres - le foutriquet d'A l'Ouest, rien de nouveau, futur Dr. Kildare chez MGM - semble un choix étrange pour incarner pareil cynique, mais il se tire très bien du rôle. Le film démarre comme une comédie sur la presse, rappelant un roman de Nathanael West. Dès qu'Ayres se pointe au Happy's Club, tous les couples illicites se planquent sous la nappe. Mais en plus de ruiner les foyers, Wayne fraye avec la pègre. Edward Arnold, le débonnaire méchant des films de Capra, est hilarant en Duke Morgan, un Al Capone féru de Dickens et de bons cigares. Comme Capone, le gouvernement veut le faire coffrer pour fraude fiscale. Le gangster fait donc enlever la fille d'un magnat, ami intime du Président, pour faire pression sur lui et le gouvernement. Le Président (Roosevelt, clairement reconnaissable en ombres chinoises) refuse de céder au chantage, mais Ayres, le mariole de ces dames qui a servi de conduit entre le gangster et le gouvernement, décide de faire ce que le FBI est incapable de faire, et liquide Edward Arnold. Il sait qu'on le rattrapera au tournant, mais pas avant qu'il ait eu le temps de dicter sa dernière chronique. Tay Garnett mène ça comme un chef, avec une caméra remarquablement agile pour 1932. Ce genre d'esprit de justicier avait cours, sans états d'âme.

La même année, W.R. Burnett (Little Caesar) écrivait The Beast of the City (réalisé par Charles Brabin), dans lequel Walter Huston est sensationnel en chef de police irlandais, réduit à prendre la justice en main et aller exterminer la vermine dans un speakeasy (bar illicite de la Prohibition), dans une scène d'un nihilisme précédant de quarante ans celui de la Horde sauvage. De notre correspondant à Los Angeles

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